"CORAN, OUVRE-TOI !"

 

Depuis le 11  septembre, le Coran s'envole des rayonnages. Qui sont ses lecteurs  ? Français musulmans qui veulent revenir à la source, Français de souche espérant percer le "mystère" de l'islam... Mais le texte, difficile, résiste.

Source : Le Monde
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.12.01

Rachel en a les yeux qui étincellent. "J'ai tracé. J'ai traversé tout Paris, exprès. Je me suis dit : "Allez, aujourd'hui, j'y vais." Je n'en ai parlé à personne", murmure-t-elle très vite. Dans ses mains, un Coran. Elle le caresse amoureusement. Devant elle, des dizaines d'autres, en désordre dans les rayonnages. L'étudiante de vingt ans s'affirme "parfaitement athée". Ni son père, d'origine marocaine et musulman, ni sa mère, Française de souche et chrétienne, s'ils lui ont donné un prénom biblique, n'ont cherché à lui transmettre leur foi. Mais, ce samedi, Rachel a rendez-vous avec Mahomet, "le Prophète que chacun imagine comme il veut, puisqu'il n'est représenté nulle part..."Elle hésite. Lequel choisir ? "Cela fait longtemps que je veux le lire. Mon père m'en a souvent récité des versets : "Si tu tues un innocent, c'est comme si tu tuais l'humanité entière". Ça a l'air super joli ! Il y a bien le gros Coran doré, à la maison, mais il me décourage." Elle veut le sien.

Plus tard, dans le flot continu des amateurs, Karima n'éprouvera aucun embarras quant au choix : elle achète toutes les éditions disponibles. "Pour pouvoir comparer. Je prends de petites notes dans un cahier. Ainsi je fais ma propre analyse. Je sais qu'il n'y a pas une traduction semblable à une autre, alors je préfère ne pas me fier à l'une d'entre elles en particulier."La jeune agent commercial explique : "Je suis berbère et ne maîtrise pas l'arabe. "Le véritable Coran, tu l'as dans le cœur",m'a toujours dit mon père. Du coup, ce qui se passe aujourd'hui est frustrant. J'ai soif de comprendre."

Quant à Nadia, qui papillonne autour des "Livres d'Allah", elle n'en fera finalement pas l'acquisition : "Je ne me sens pas suffisamment forte ni mûre, j'aimerais que quelqu'un me guide, confie, la mine grave, la lycéenne. Les réponses que j'attends, ma mère, analphabète, ne me les donne pas. Ça fait mal d'en savoir si peu sur sa culture." Employé chez Avicenne, librairie spécialisée à Paris, Jean Chleilat ne s'étonne pas : "Pour beaucoup de musulmans, le grand souci, c'est le travail, la réussite de leurs enfants. Certains ne savent même pas ce qu'est un Coran ! Alors, lorsqu'ils arrivent ici, ils le touchent avec précaution, avec des frissons."

Ils sont de tous horizons et de tous âges. Comme Rachel, Karima et Nadia, des milliers de lecteurs se sont tournés vers le "Livre d'Allah", peu après l'attentat perpétré contre les Twin Towers. Le phénomène reste modéré, il ne s'agit pas d'un best-seller. Toutefois, à Lille, à Strasbourg, à Marseille ou à Toulouse, les libraires des rayons sciences humaines, confrontés à des ruptures de stock successives, l'affirment : "Depuis le 11 septembre, le Coran se vend nettement plus qu'en temps normal. Beaucoup plus que pendant le ramadan, période où les ventes augmentent traditionnellement."

Les traductions de référence, celles des "monstres sacrés", Jacques Berque (Albin Michel) et Régis Blachère (Maisonneuve &  Larose) - deux grands orientalistes français aujourd'hui décédés - déjà épuisées cet été, ne participent pas de l'engouement. Mais Gallimard et Garnier-Flammarion annoncent des ventes respectivement multipliées par trois et quatre par rapport à la période de septembre-octobre 2000. "Des gens qui n'avaient visiblement jamais essayé de s'attaquer au texte, notent les libraires, des lecteurs ayant une démarche authentique, et qui se posent des questions sincères : "Le Coran, au juste, qu'est-ce que c'est ?""

Ils souhaitent, une fois pour toutes, en venir à la source. Se mesurer personnellement aux cent quatorze sourates (chapitres) du livre sacré. Ne plus se fier aux on-dit, aux médias. Musulmans, ils veulent en avoir le cœur net : est-il possible que Ben Laden ait puisé sa folie dans ce livre que chérissaient leurs grands-parents ? "On m'attaque, moi, et pourtant ce n'est pas moi ! Il faut aller voir : voilà ce que se disent les gens, en un réflexe identitaire bien naturel et plutôt sain", estime l'islamologue Tarik Ramadan, qui, recevant des e-mails de Suisse, de Belgique, du Danemark, mesure la généralisation du "phénomène Coran".

Les autres s'interrogent, espèrent peut-être percer le "mystère" d'une "âme", celle de l'islam. Ou répondent à une ouverture d'esprit élémentaire. Comme Pierre, contrôleur de gestion : "Non, je ne me demande pas si les musulmans sont des égorgeurs en puissance ! Je souhaite juste avoir une idée de ce qui intéresse 1,2 milliard de personnes sur cette terre. L'islam est tout de même la deuxième religion de France. Le Coran devrait faire partie de notre culture générale, vous ne croyez pas ?" A moins que, curieusement gênés, certains de ces anonymes discrets n'arrivent avec leur lot d'idées fausses : "Il paraît qu'il faut le lire à l'envers. Comment s'y prendre ?" (Confusion ! Les sourates sont en revanche présentées, non dans l'ordre chronologique de leur révélation à Mahomet, mais par ordre décroissant de longueur). Leur lot de préjugés, aussi : "Bon sang, qu'y a-t-il dans ce livre qui rende tant de gens abrutis ? C'est invraisemblable !" ; "Comment un Dieu peut-il être si différent selon les personnes qui en parlent ?"

Cet intérêt soudain courrouce le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur. "Moutons de Panurge ! C'est comme si le public français redécouvrait l'islam. Comme si tous les travaux francophones consacrés au sujet, depuis l'alliance de François Ier avec Soliman le Magnifique, avaient été publiés pour d'autres que lui. Fallait-il attendre le 11 septembre pour que se manifeste ce désir de connaissance ? Napoléon avait pourtant donné l'exemple !" Entamant sa campagne d'Egypte, le général Bonaparte, très admirateur du Prophète - le politique, non le religieux - s'était plongé dans le "Livre d'Allah", et avait su réciter, devant des Cairotes éberlués, quelques versets. Il n'en fallut pas plus à Victor Hugo pour le qualifier de "Mahomet d'Occident".

Mais cela ne fait pas rire le docteur, décidément contrarié. " On a trop parlé du Coran ces derniers temps, c'est une grave erreur. Il ne s'agit pas d'un self-service spirituel ! De toute façon, il ne s'achète pas."En effet, dans les souks de Damas ou d'ailleurs, le livre sacré n'a pas de prix, ne se monnaie pas. "On ne peut vendre la parole de Dieu", énoncent les commerçants, auxquels l'acheteur laisse la somme qu'il entend. Le recteur s'adoucit alors et conseille : "Il faut des clefs au Coran, on n'entre pas dans son monde comme cela. Le mieux est d'avoir lu des introductions à sa lecture."Et Tarik Ramadan remarque : "Rien d'autre qu'obéir au principe de la description circulaire balzacienne : vous n'entrez jamais dans le cœur de quelqu'un sans avoir tourné autour de son horizon vital. Sinon..."

Lecture de longue haleine, ni roman ni biographie de Mahomet, "il ne se lit en aucun cas comme une sorte de geste. Son objectif n'est d'ailleurs pas de raconter mais de convaincre", poursuit Boubakeur. Le texte invite à l'humilité. Il résiste. Refermé, il vous a échappé."Comprenez qu'il garde de ses mystères au bout d'une vie entière, sourit sagement M. Mimoun, un vieux musulman fréquentant la salle de prière de Ris-Orangis (Essonne). Certains versets restent pour nous indéchiffrables." A fortiori pour le lecteur occidental, désarçonné par une lecture aussi nouvelle, vite lassé par la profusion décousue des versets.

"Ce qui se passe en ce moment me fait penser à la ruée sur les textes d'Averroès qui avait suivi, en 1997, la sortie du film de Youssef Chahine, Le Destin. Les gens se sont cassé les dents. Que croyaient-ils ? Ce n'est pas donné à tout le monde !", s'exclame Badr Eddine Arodaky, responsable de la librairie de l'Institut du monde arabe (IMA). Bruno, pilote de ligne retraité, le reconnaît : "Je ne voulais pas mourir idiot. Oh, oh ! C'est beaucoup plus compliqué qu'on ne le croit ! A la fin d'une sourate, je réalise que je n'ai rien compris. Rien."

Le barrage de la traduction n'aide pas : infranchissable. Il brise tout élan, le rythme et les rimes du long poème. "Traduttore traditore", dit le proverbe italien, "tout traducteur est un traître". Les "traîtres" mentionnent d'ailleurs "essai de traduction" sur la couverture, quand les éditeurs arabes indiquent "Inimitable" : car ce sont les mots d'Allah en personne qui sont retranscrits là (transmis à Mahomet par l'intermédiaire de l'ange Gabriel). Arodaky s'exalte : "Le Coran relève d'une langue magnifique. Musique intérieure, ellipses et métaphores, ses techniques linguistiques font fonctionner à plein l'imagination du lecteur."

Alors que certains travaux traduits, gémit Boubakeur, se révèlent "catastrophiques et rocailleux, truffés de faux sens ou d'approximations, même pleines de bonnes intentions. Un supplice ! Pouvez-vous saisir que, pour nous, le Coran est un texte merveilleux ? Il est de toute beauté. Il est vibration transmise." On le comprendra d'autant mieux en sachant qu'il est fait pour être psalmodié et écouté. "C'est un art que le Tajwid, la récitation coranique, à l'école de laquelle Oum Kalsoum fit ses premières gammes. Mais tout cela échappe au non-arabophone, confronté, dans la traduction, à un texte aride, rébarbatif", insiste Heidi Toelle, directrice de l'UFR Orient et monde arabe de l'université Paris-III. Elle raconte cet exercice que l'on nomme "jactance": "Dans l'ancienne Arabie existaient de grands poètes porte- parole. Chaque tribu avait le sien. Plutôt que de recourir aux armes, des conflits se réglaient par joutes oratoires. Même si Mahomet s'est défendu d'être poète, cette tradition orale se profile derrière le Coran, qui n'est pas né de nulle part."

Surtout, le poids de l'Histoire entrave la lecture du néophyte. On peut buter, être choqué. Il faut se montrer prudent. Rien de définitif et rien de sûr. "Au début, cela fait peur, témoigne Cécile, étudiante en arts appliqués, et qui éprouve une passion pour le livre sacré. Toutes ces menaces ! On se dit que c'est un Dieu méchant et très vengeur. Mais ce sont des façons de dire, exactement comme dans l'Ancien Testament."

Né du désert, âgé de près de 1 400 ans, voici le Coran imprimé et diffusé en série dans les librairies. Lui qui fut d'abord appris par cœur, puis copié sur des omoplates de chameaux ! A-t-il une chance de nous parler encore ? Il dit la rudesse de temps guerriers, de la vie caravanière. "Certains versets répondent à la violence par la violence, celle des expéditions de Mecquois venus mener la vie dure à Muhammad [Mahomet] jusqu'à Médine. On ne peut les transposer aujourd'hui, ils sont ancrés dans leur contexte historique", met en garde Dalil Boubakeur. Il craint l'ignorance dangereuse. On y trouve aussi "des choses extrêmement claires sur la tolérance d'autrui. Pour mémoire : l'islam est la seule religion qui reconnaisse les deux autres monothéismes", souligne Heidi Toelle. Abdelaziz, Algérien d'origine tenant un petit café dans le 5e arrondissement, aura le dernier mot : "Un vrai fourre-tout. Il n'empêche, je me le demande : ils se basent sur quoi, les intégristes ? J'ai beau chercher, je ne vois pas ! (Il compulse en tous sens un Coran posé sur le comptoir.) C'est à s'arracher les cheveux ! Et ce texte, au juste, c'est quoi ? Un peu d'Evangiles, un peu de Torah, et l'ajout d'un chouia ! Alors, pourquoi tuer au nom de l'islam ? Et depuis quand fait-on de la politique à base de Coran ? Ben Laden est un truand !"

Infinies sont les discussions sur la tolérance ou la violence, ou les mentions du djihad (dont le premier sens est l'effort personnel d'un individu pour atteindre la perfection morale), ou le regard porté sur la femme, que recèle le Coran. Elles l'ont toujours été (la fixation progressive du texte écrit, à partir d'un système alphabétique lui-même en cours d'élaboration, l'explique, le rendant sujet à de multiples interprétations). Elles le sont encore auprès des exégètes les plus qualifiés. "Mouvant comme tous les grands textes fondateurs, le Coran s'avère unique dans l'histoire de l'humanité. Il faut, pour l'aborder, adopter la démarche du détective : vérifier l'authenticité des sources, interroger les obscurités, chercher à distinguer le vrai du faux", préconise Hassan Bey, thésard en histoire à la Sorbonne.

Dans les archives de la Bibliothèque nationale, derrière les vitrines de l'Institut du monde arabe, de sublimes manuscrits du Moyen Age reposent, insondables et silencieux. Tracées à l'encre d'or sur du parchemin bleu nuit - image du ciel nocturne -, les lettres coufiques conservent leurs secrets. Il est pourtant bon d'avoir l'envie d'aller voir. Ne serait-ce que pour constater avec Caroline, bachelière, que "les déclarations des talibans au nom du Coran - il est interdit de jouer, de rire, interdit d'écouter le chant des oiseaux - sont parfaitement infondées". Le "Livre d'Allah" lui-même ne fait-il pas signe ? Le premier verset révélé à Mahomet, faisant référence au grand livre du Ciel où toute chose serait inscrite, commence par "Iqra !" : "Lis !"

Lorraine Rossignol

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