ENTRETIEN AVEC EDGAR MORIN

 

Edgar Morin  : "L'humanisme et la Révolution française ont battu la Révolution russe"

Dix ans après la chute du communisme, le sociologue Edgar Morin explore un monde sans Union soviétique, distingue les bonnes et les mauvaises utopies, dessine les contours de ce qu'il appelle la "société- monde" et explique pourquoi l'islam intégriste ne durera pas plus que n'avait duré le communisme stalinien.

LE MONDE | 22.12.01 |

(...)

- Le fondamentalisme islamique peut-il prendre la place de la religion, laissée vide par le soviéto-marxisme ?

- L'islam s'est montré historiquement beaucoup plus tolérant que le christianisme ; le christianisme a exclu l'islam et même les juifs, alors que l'islam a toléré chrétiens et juifs, pas seulement en Andalousie, mais dans l'Empire ottoman, pendant des siècles. Ce que n'a pas vécu le monde islamique, ce sont ces siècles qui ont permis au monde européen chrétien de rejeter le christianisme vers la sphère privée et de créer un espace de laïcité qui, par la suite, a produit de la pensée, de la philosophie, de la politique et de l'Etat. C'est cela qui a manqué à l'islam, à l'exception de la Turquie.

- La modernité, c'est justement cette séparation de la religion et de l'Etat ?

- La modernité est difficile à définir, mais, historiquement, c'est un des éléments, un autre étant la croyance au progrès. Ce sont des éléments de la modernité qui ne fonctionnent plus ; ils sont valables mais ils sont en crise.

- N'y a-t-il pas dans l'islam politique certaines des composantes qui ont fait le succès de l'URSS, la capacité de créer une surréalité, à laquelle les gens finissent par adhérer, une sorte de schizophrénie, un système qui fonctionne en dehors de la réalité ?

- A mon avis, c'est une forme très provisoire. Regardez le cas de l'Iran, qui a subi un régime très dur. La société civile, parce qu'elle n'est pas organisée politiquement, vomit le système à la base. Les femmes ne sont plus voilées, elles commencent à se farder, les étudiants, les jeunes manifestent... J'en arrive presque à un paradoxe : de même que l'expérience du communisme stalinien a été profondément libératrice pour cesser de croire à cette illusion, de même que ceux qui l'ont vécue ont été les plus désabusés, de même l'expérience de cet islam intégriste ne peut pas, à mon avis, durer. Ne serait-ce qu'à cause des formidables aspirations de la jeunesse qui vit dans un bain de culture planétaire. Et vous avez le problème des femmes. Regardez en Afghanistan !

"Une idée intéressante, qui aurait pu être féconde, encore qu'elle fût une idée de Ben Laden, c'était de reconstituer le califat, c'est-à-dire un vaste espace de civilisation islamo-arabique, qui, par là même, aurait surmonté les différences nationales. Un peu comme pour l'Europe. Sur la base du "benladénisme", c'est évidemment épouvantable. Mais il y a quelque chose de fécond dans l'islam, dans une perspective éventuellement démocratique, c'est l'idée d'"ouma", cette communauté des croyants. Si vous la "débenladénisez", cela ne me semble pas a priori une idée négative. Je suis pour les grandes confédérations.

(...)

Propos recueillis parAlain Frachon et Daniel Vernet

EDGAR MORIN
Né le 8 juillet 1921, à Paris, dans une famille juive émigrée de Salonique. Résistant, Adhère au Parti communiste français en 1942. S'éloigne dès 1948 et est exclu en 1951. Sociologue. Se définit comme un "braconnier des savoirs". Entre au CNRS en 1950. Vingt ans plus tard, il est directeur de recherche. Enseigne aux Etats-Unis et en Amérique latine.

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