OBSCURANTISME


En ce début du XVIe siècle après l'Hégire, durant le mois sacré de Dhoû-l-hijja, j'allais partir moi aussi à La Mecque, pour le pèlerinage...

Le wahhabisme s'est vengé sur moi

Par Nedim GURSEL
Nedim Gürsel est écrivain turc, directeur de recherches au CNRS. Dernier ouvrage paru : les Turbans de Venise (Le Seuil, 2001).

Le jeudi 28 février 2002 (LIBERATION)

En ce début du XVIe siècle après l'Hégire, durant le mois sacré de Dhoû-l-hijja, j'allais partir moi aussi à La Mecque comme deux millions de mes coreligionnaires pour le pèlerinage, qui est l'un des piliers de l'islam. Dès la montée dans l'avion, j'allais revêtir, moi aussi, l'habit d'ihrâm, ces deux pièces d'étoffe sans couture qui m'auraient fait sentir la froideur et la simplicité du linceul avant de suivre le rituel, à commencer par la talbiya, quelque peu difficile à prononcer en arabe pour le Turc que je suis : « Labbaïkal-lâhoumma labbaïk, labbaïka lâ charika laka labbaïk ! » (« Me voici à Toi, ô mon Dieu, me voici à Toi ! Pas d'associé à Toi ! »)

Non pas que j'eusse entendu l'appel d'Allah (« Lance parmi les hommes mon appel au Haj ; ils viendront. A pied, ou portés sur leurs fines montures, ils viendront du plus profond des quatre horizons »), mais j'avais tout simplement accepté de couvrir pour le quotidien turc Hürriyet un événement de grande importance : le rassemblement des croyants autour de la Maison d'Abraham, ancêtre de tous les prophètes. Le Coran ne disait-il pas : « En vérité, le premier Temple qui ait été fondé pour les hommes est certes celui situé à Bakka, temple béni et Direction pour le monde ; [...] quiconque y pénètre est en sécurité. Allah a imposé aux hommes ­ à celui qui en a les moyens ­ de s'y rendre en Pèlerinage » (III, 96-97). Bien que je ne sois pas pratiquant, ni d'ailleurs un musulman zélé, j'avais bien préparé le voyage, lu ce qu'il fallait faire pour que tout soit conforme à la Loi : le tawaf (la circumambulation autour de la Ka'ba en sept tournées dont les trois premières en marche accélérée), embrasser la Pierre noire tombée du ciel et salie par les péchés des hommes (mais elle retrouvera, le jour du Jugement dernier, son éclat paradisiaque), le sa'y (la course entre les collines de Safâ et de Marwa qui font partie des signes de Dieu), le wuqûf (le départ à Arafat où Adam et Eve, chassés du paradis, se rejoignirent et se reconnurent, et y rester debout dans le soleil pour prier), au retour, à Minâ, lapider Satan (il faut lancer contre trois bétyles disposés sur le parcours quarante-neuf cailloux de la grosseur d'un pois chiche au maximum, pour ne pas blesser, je suppose, d'autres pèlerins susceptibles d'être malencontreusement touchés) et procéder enfin le jour du Sacrifice à l'immolation d'un animal dont « Dieu n'est [...] touché ni par son sang ni par sa chair, mais par l'acte de foi de celui qui le sacrifie », comme dit le Coran.

Malheureusement tout cela n'a pas eu lieu ; les autorités saoudiennes qui m'avaient accordé un visa ont refusé à mon photographe de travailler à l'intérieur de la Mosquée Sainte. D'ailleurs, malgré la présence de 100 000 pèlerins venant de Turquie, aucun journaliste de ce pays n'a été admis cette année pour assister au rituel de pèlerinage. Pourquoi ce refus ? Probablement à cause de l'affaire « Ecyad » qui a considérablement contribué à la détérioration des relations entre la Turquie et l'Arabie Saoudite. Il s'agit en fait de la destruction d'une citadelle dénommée Ecyad qui datait de l'époque ottomane. On peut imaginer que ce symbole de la domination turque, dont les murailles surplombaient l'esplanade de la Mosquée Sainte, gênait le régime wahhabite. Ce dernier n'a d'ailleurs jamais vu d'un bon oeil le kémalisme laïque, idéologie de la Turquie républicaine. Ainsi avons-nous assisté, au travers de la destruction d'une citadelle, vestige des Ottomans qui furent maîtres des lieux saints pendant plus de quatre siècles (du XVIe au début du XXe), à l'affrontement diplomatique entre deux pays situés, l'un aux antipodes de l'Islam, l'autre au coeur même de celui-ci. A titre d'exemple, je voudrais citer la peine de mort. En Turquie, candidate à l'UE, on est en train de la supprimer. En Arabie Saoudite, on décapite encore les condamnés à mort au nom de la charia.

Il faut dire qu'Ibn Abd-al Wahhâb, père spirituel de la Maison Saoud, condamnait déjà toute réforme susceptible de faire avancer la société musulmane. Il prônait un islam purifié de tout apport syncrétique en réclamant le retour aux sources, c'est-à-dire au sens littéral du Coran et au modèle idéalisé des « Anciens de Médine » qui forgea peut-être la politique du Prophète, mais fut aussi à l'origine d'une sanglante guerre civile entre les croyants. Ayant été empêché de faire mon travail d'écrivain et de journaliste par le wahhabisme, je pense que le gouverneur d'Egypte Mehmet Ali avait eu raison de le chasser du Hijaz pour le compte du sultan ottoman au XIXe siècle. Mais il est de retour aujourd'hui (depuis 1932) avec la puissance des pétrodollars. Cet islam-là, en soutenant le Front islamique du salut en Algérie, en finançant la construction des mosquées et des écoles coraniques en Bosnie ou en Turquie, en appuyant les moudjahidin afghans puis les talibans, a fait le plus grand tort à l'islam tolérant.

J'oubliais de le dire : à l'emplacement de la citadelle ottomane, le régime saoudien a décidé de construire un hôtel de luxe cinq étoiles. Pour « les pèlerins qui en ont les moyens », je suppose.