LA DEMOCRATIE DES MUSULMANS
Quand naîtra la
démocratie des musulmans
Islam et démocratie : ce sujet de
nombreuses dissertations, souvent bien hypocrites, est radicalement transformé par
l'émergence de la nouvelle démocratie iranienne, qui semble à présent souffler un vent
de liberté sur toute la région qui l'environne. Mais commençons par le début de ce
siècle pour tenter d'y voir plus clair : en 1906-1908, il n'y avait guère de problème.
Les musulmans aspiraient - semble-t-il - à des formes plus ou moins identifiables de
libéralisme démocratique très proches de celles de l'Europe. Certes, il y avait parfois
bien loin des proclamations aux réalités quotidiennes, mais ni plus ni moins qu'en
Amérique latine, au Japon, voire en Sicile, où n'étaient pas rares les admirateurs de
Gladstone, de Garibaldi et de Victor Hugo qui renâclaient dans la pratique devant
l'éducation des filles et l'émancipation des dépendants ruraux.
Pour autant, le mouvement constitutionnel en Iran, qui introduisit un éphémère régime
parlementaire en 1906, le mouvement jeune-turc, qui lui succéda à partir de 1908 dans
l'Empire ottoman, le parti nationaliste Wafd en Egypte, dont les prodromes sont également
antérieurs à 1914, sont tous d'inspiration laïque, parlementaire, et font référence
au suffrage universel. Dans le monde musulman soumis au pouvoir colonial, l'adhésion aux
idéaux de liberté est bien plus forte encore et l'est demeurée depuis le Sénégal
radical-socialiste de Blaise Diagne (secrétaire d'Etat africain, pour la première fois
de l'histoire française, dans le gouvernement Clemenceau de 1917, après avoir été le
premier député africain en 1914) et de Lamine Guèye (député-maire de Dakar) jusqu'à
l'Indonésie néerlandaise du Sarekat Islam, de tendance sociale-démocrate, de Shjahir
Souleyman, le "Nehru javanais", sans parler des Tatars de Kazan, fermes soutiens
du Parti constitutionnel russe, des notables musulmans de l'Inde britannique ou, plus
tard, de Ferhat Abbas dans l'Algérie de grand-papa.
La thèse selon laquelle l'islam opposerait une résistance particulièrement forte à la
démocratie est donc fausse pour l'essentiel. Certes, l'islam comporte des forces
intégristes mieux organisées que dans d'autres religions ; certes, l'islam porte en lui
l'utopie régressive d'un califat restauré dont les principes de fonctionnement se
réfèrent à un monde fort peu démocratique ; certes, l'islam est particulièrement
récalcitrant en matière d'émancipation féminine. Mais, au début de ce siècle, le
mouvement était lancé qui pouvait conduire à transcender ses limites sur le modèle de
ce qui se produisait dans une Europe catholique non moins récalcitrante, dans le cadre
d'une culture libérale démocratique de plus en plus universelle. Toute l'expérience
progressiste de la Turquie kémaliste, toutes les réformes de Mossadegh dans l'Iran des
années 50, la culture de la vieille intelligentsia libérale égyptienne, celle de Taha
Hussein et de Naguib Mahfouz (prix Nobel de littérature), tout comme l'humanisme
d'Abderrahmane Wahid en Indonésie aujourd'hui, sont les rejetons de ce moment historique
capital.
Aussi doit-on avancer d'un pas encore : les pulsions antidémocratiques à l'oeuvre dans
le monde islamique depuis lors ne proviennent pas d'une quelconque "authenticité
musulmane", mais tout simplement - comme le libéralisme dans une phase antérieure -
encore une fois de l'Europe, ou plutôt de la longue tentative de suicide de l'Europe,
entre 1920 et 1960 : le fascisme italo-allemand a été brandi par certains comme un
antidote protestataire contre des puissances coloniales hypocrites, française et
britannique, qui n'accordaient pas à leurs sujets ce qu'elles prônaient pour leurs
citoyens. C'est ainsi que naquit le Baas, en Syrie, en 1939, par le biais et le relais
d'intellectuels chrétiens d'Alep, tous pronazis (Michel Aflak, Sami al-Joundi) ; c'est
ainsi qu'évolua peu à peu le PPA algérien, ancêtre du FLN, de Messali Hadj, confronté
au lâchage désastreux des musulmans par les gouvernements de Front populaire et au
spectacle d'une démocratie réservée aux seuls pieds-noirs et Juifs. Ajoutons pour faire
bonne mesure que le parti du Congrès de Gandhi et de Nehru fit un usage plus que
maladroit du principe "one man, one vote", pour balayer, dès les
élections provinciales de 1935-1936 dans l'Inde britannique, la représentation pourtant
nécessaire de la minorité musulmane, le jetant ainsi dans les bras du séparatisme
militaire, avec toutes les conséquences catastrophiques ultérieures. Le nassérisme dans
le monde arabe, la série des hommes forts pro-occidentaux en Iran et au Pakistan, sans
compter les effluves du stalinisme en provenance d'une Union soviétique et d'une Chine
communistes pourtant bien sévères en matière de liberté religieuse, avaient achevé de
recouvrir de leurs cendres les potentialités démocratiques du monde musulman et servi à
raviver le passé islamique : typique à cet égard, la conduite d'un Mossadegh à la fin
de sa vie, exhortant ses partisans croyants Shariati et Bazargan à jouer l'entrisme dans
le clergé chiite pour le rallier à la démocratie, mais en biaisant sur les principes.
De cette "réserve mentale", de cette takya si persane est né le
désarmement moral de la gauche libérale iranienne face au phénomène Khomeyni et, plus
généralement, des intellectuels musulmans face aux pouvoirs autoritaires.
Aujourd'hui, devant l'immense danger que représenta l'islamisme, ces réserves sont
tombées. De puissants anticorps démocratiques ont été fabriqués, dans quatre
sociétés fondamentales pour l'avenir de l'islam, deux de la périphérie : la Turquie
(européenne) et l'Indonésie (asiatique), qui sont les deux Etats démocratiques
d'avant-garde déjà constitués ; deux du coeur musulman : l'Algérie et l'Iran, qui ni
l'une ni l'autre ne sont au bout de leurs peines, mais qui ont, dans une souffrance
parfois extrême, commencé à exprimer une nouvelle culture antifasciste et
anti-islamiste qui ne doit plus rien au marxisme postsoviétique. De ces quatre nouveaux
piliers de la liberté naîtra immanquablement le puissant édifice de la démocratie des
musulmans. "Nul, disait Spinoza, n'est un empire dans un empire."
Alexandre
Adler
Courrier International
11/05/2000, Numero 497