LES GRIEFS D'ANKARA
Tous les griefs d'Ankara contre l'Occident
La Turquie est courtisée par les pays occidentaux lors des
crises internationales, puis rejetée lorsque le calme revient. Et cela dure depuis la fin
de la Première Guerre mondiale !
AKSIYON
Istanbul
"La Turquie peut- elle constituer un modèle pour le
monde musulman ? se demande le quotidien Sabah. Pour cela, il faudrait susciter
l'envie du monde musulman. En effet, il ne suffit pas d'être aimé par l'Occident. Ce
sont les musulmans malaisiens, nigérians ou afghans qu'il faut séduire. Mais, à bien
regarder la Turquie aujourd'hui, les musulmans du monde entier voient surtout un Etat en
conflit permanent avec la religion du peuple, où les partis politiques exprimant la
sensibilité religieuse de certains de ses membres sont systématiquement dissous et où
le port du voile est interdit à l'Université. La Turquie ne pourra devenir un modèle
pour le monde musulman que si elle applique sa laïcité de façon plus libérale et moins
autoritaire."
Dans les années 20, la Turquie était
un vrai modèle et une source d'inspiration pour nombre de pays opprimés par les
puissances occidentales. De l'Inde à l'Algérie, en passant par l'Iran, de nombreux pays
admiraient et soutenaient la lutte anti-impérialiste menée par la Turquie. Ces
dernières années, nous assistons à un débat concernant un autre type de modèle.
Certains pays occidentaux soulignent la structure laïque et démocratique de la Turquie,
y trouvant un modèle à suivre pour le monde musulman. Cette affirmation paraît juste.
Cependant, on oublie complètement la Turquie quand elle réclame un soutien, pour s'en
rappeler quand on a besoin d'elle. Fin connaisseur de la Turquie, l'historien Bernard
Lewis pense que, dans le monde musulman, le modèle qui a toutes les chances de réussir
est le modèle turc tourné vers l'Occident. Ce modèle n'est pas uniquement proposé au
monde musulman. Il a un usage plus répandu dans la littérature des relations
internationales. Le célèbre stratège américain Zbignew Brzezinski affirme par exemple
que la Russie n'a d'autre choix que de suivre le chemin tracé par la Turquie après la
dissolution de l'Empire ottoman.
L'une des grandes puissances mondiales avant la Première Guerre mondiale, la Turquie
s'est résignée, après la perte de ses territoires, à devenir un Etat-nation occupant
une place marginale sur l'échiquier mondial. De la même façon, aujourd'hui la Russie
doit oublier son passé de superpuissance pour se transformer en Etat-nation. Cette
comparaison est importante car elle montre non seulement l'étendue du champ d'application
du modèle turc, mais aussi la différence de politique menée par l'Occident à l'égard
de la Russie - vaincue de la guerre froide - par rapport à la Turquie - vaincue de la
Première Guerre mondiale. L'une des quinze Républiques constituant l'ex-URSS, la Russie
a été considérée comme l'héritière de l'Union soviétique, conservant ainsi son
siège privilégié au Conseil de sécurité de l'ONU, avec son droit de veto, et elle a
été admise dans le club des riches, le G7, malgré ses énormes difficultés
économiques. Ce sont là deux exemples du traitement de faveur accordé à la Russie.
Quant aux autres avances non négligeables dont Moscou a profité pour pouvoir effectuer,
sans trop de secousses, sa transition, on peut évoquer le maintien de sa présence dans
le club nucléaire, ses relations particulières avec l'OTAN ou la bienveillance avec
laquelle les Occidentaux considèrent son influence sur les ex-Etats membres de l'Union
soviétique.
Quant à la Turquie, l'Occident lui a arraché non seulement les richesses énergétiques
du Moyen-Orient, mais il a aussi envahi le coeur de ses territoires et même sa capitale.
La création de plusieurs Etats a été promise aux différentes minorités ethniques
vivant sur les terres de l'Anatolie, et les armées grecques ont reçu carte blanche pour
l'envahir. Plus tard, les accords de Lausanne, qui ont instauré la nouvelle République,
ont néanmoins imposé des restrictions sur le commerce extérieur, tandis que la
souveraineté turque sur les détroits de Marmara a été limitée. Quand la Turquie
devait faire face aux menaces de Staline, en 1940, elle n'a pas pu tout de suite trouver
des amis en Occident, alors qu'elle avait largement réalisé le projet
d'occidentalisation déjà lancé à l'époque ottomane. Quand elle a voulu entrer à
l'OTAN, aucun pays (à l'exception de l'Italie) ne l'a soutenue. Les membres de l'Alliance
lui ont rappelé avec froideur son identité musulmane qu'elle-même avait presque
oubliée ! Les plus magnanimes lui ont suggéré de faire partie d'une force de défense
spéciale à créer au Moyen-Orient. L'ouverture des portes de l'OTAN ne lui a été
possible qu'après sa participation à la guerre de Corée, en 1952, avec 4 500 soldats.
Le fait même de lier sa défense à l'Occident et de devenir l'unique membre musulman du
monde chrétien a conféré une mission bien difficile à la Turquie. Elle a été le
défenseur des intérêts occidentaux à l'Est, au prix d'un éloignement du monde
musulman dont elle servait d'exemple au moment des indépendances. Dans les années 60,
elle ressentit amèrement la solitude dans laquelle l'Occident l'avait poussée lors des
votes sur Chypre à l'ONU. Quand la violence s'est déchaînée sur l'île [1963-1964,
affrontements intercommunautaires], Ankara s'est vu empêcher par l'Occident de réagir
malgré son statut de garant que lui conféraient des accords internationaux. Plus tard,
quand l'enchaînement des événements [pustch des colonels grecs pour annexer Chypre, en
1974] ne lui laissait d'autre issue que d'intervenir, son plus fidèle allié, les
Etats-Unis, lui imposa un embargo sur les armes. Alors que la Turquie est partenaire de
l'Union européenne (UE), depuis l'accord d'Ankara de 1963, la candidature des pays de
l'ancien bloc de l'Est a été précipitamment reçue devant la sienne. Unique pays ayant
signé un accord d'union douanière sans être membre de l'UE, la Turquie a vu ses
demandes d'adhésion constamment rejetées de 1987 à 1999. De plus, les Turcs continuent
à faire la queue la nuit devant les consulats des pays occidentaux pour pouvoir obtenir
un visa.
Lorsque la Turquie consacrait une grande partie de son énergie à lutter d'abord contre
le terrorisme de l'ASALA [mouvement arménien], puis contre celui du Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK), les pays occidentaux ont soutenu les terroristes. La
guerre inachevée en Irak [1991] a également créé un vide à ses frontières,
bouleversant la vie économique dans la région frontalière, privée de ses échanges
commerciaux, et alimentant ainsi la terreur. En mobilisant ses efforts et ses ressources
contre ce fléau, la Turquie a raté son ouverture sur l'Asie centrale dans les années
90. Pourtant, au même moment, l'Occident soulignait l'importance du modèle turc, en tant
que démocratie musulmane et laïque, le considérant comme une alternative aux visées
iraniennes en Asie centrale. Même après le 11 septembre, dans un climat de collaboration
internationale contre la terreur, les Occidentaux rechignent à mettre le PKK ou le DHKPC
[extrême gauche armée] sur la liste des organisations terroristes.
Devant un tel tableau, on ne peut pas s'empêcher de se demander : quel pays musulman
voudrait suivre un tel modèle ? D'ailleurs, les Occidentaux veulent-ils vraiment voir des
régimes démocratiques dans les pays musulmans ? L'Occident n'a aucune exigence de
démocratisation des Etats du Moyen-Orient. En revanche, on a maintes fois souligné le
rôle de l'Occident derrière les coups d'Etat en Turquie. Ces derniers temps, les
Occidentaux rivalisent d'éloges pour la Turquie. Dans des analyses hâtives, où on la
compare à Hongkong, on ne mentionne pas qu'elle est au bord de la faillite !
Pourquoi alors les pays occidentaux couvrent-ils d'éloges cette Turquie dont ils avaient
déclaré la faillite voilà quatre mois ? Les Etats-Unis mènent une guerre avec leurs
alliés dans un pays musulman. Ils ont besoin de la coopération de plusieurs pays
musulmans, et de la Turquie. Celle-ci est sollicitée partiellement sur le plan
opérationnel et pour une question d'image. Le simple fait que le drapeau turc flotte
parmi ceux des pays occidentaux en Afghanistan montrerait qu'il ne s'agit pas d'une guerre
des chrétiens contre les musulmans. Deuxièmement, la Turquie a une précieuse
expérience acquise dans la lutte contre la terreur, et dispose de soldats prêts à se
battre et à se faire tuer. Troisièmement, la Turquie a d'importants alliés comme les
Ouzbeks et les Turkmènes [turcophones] dans cette Alliance du Nord qui bénéficie de la
confiance des Occidentaux. Quatrièmement, la Turquie a des relations historiques et
culturelles solides avec l'Afghanistan, et la région en général... Mais toutes ces
belles paroles ne sont belles qu'aux oreilles de ceux qui les entendent pour la première
fois. Car les autres qui suivent les choses de près doivent déjà savoir qu'il n'y a pas
grand-chose de changé.
Abdülhamit Bilici
Courrier International
03/01/2002, Numero 583
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