MILLI GÖRÜS

 

Milli Görüs, l'islamisme loin du Bosphore

Milli Görüs, la plus grande organisation turque d'Europe, se déclare modérée, bien que ses liens avec le fondamentalisme soient indéniables. Il est difficile de l'interdire, d'autant que ses membres sont aussi des électeurs.

Jungle World, Berlin

Une interdiction ne serait "en aucune façon justifiée", déclare posément Mehmet Sabri Erbakan. "Ma communauté ne s'est jamais dressée contre l'ordre public libre et démocratique. Bien au contraire : nous avons réclamé pour la Turquie et pour beaucoup d'autres pays les principes qui prévalent en Allemagne." Est-ce bien le président de la Communauté islamique Milli Görüs (IGMG) - une organisation que Sigmar Gabriel, le ministre-président (SPD) de Basse-Saxe, met sur le même plan que le Hamas et compte au nombre "des sympathisants de Ben Laden" - qui s'exprime ainsi ? Ses frères musulmans nourrissent-ils un ressentiment antioccidental et antidémocratique ? M. Erbakan concède avec franchise : "Qu'il y ait ici ou là des ressentiments, c'est possible. Les politiques ont aussi un rôle à jouer pour les faire taire, ils doivent faciliter l'accès à la vie politique pour les musulmans."
Mehmet Sabri Erbakan n'a vraiment pas l'air d'un dangereux fanatique. Médecin de formation, il n'a pas de barbe et parle un allemand parfait. Neveu de l'ancien Premier ministre turc Necmettin Erbakan, il passe pour le plus doué de ceux qui encadrent la communauté musulmane d'Allemagne. Il a pris ses premières fonctions dans la section jeunesse de Milli Görüs à l'âge de 13 ans, il est devenu secrétaire général de l'organisation à 28 ans et en a été élu président en avril 2001.
Milli Görüs est la plus grande et la plus puissante organisation turque d'Europe. Fondée en 1971, à Braunschweig, à l'initiative de Necmettin Erbakan en tant qu'Union turque d'Allemagne, elle a pris son nom actuel en 1994. Le terme milli görüs (voie nationale religieuse) renvoie à un livre éponyme de Necmettin Erbakan publié en 1973 qui expose sa stratégie pour créer une république islamique en Turquie.
Milli Görüs affirmait à l'automne 2000 fédérer plus de 30 associations dans toute l'Europe, 511 mosquées, 1 091 délégations, 2 137 organisations de jeunes, de femmes et d'étudiants, 17 841 membres dirigeants et 252 000 adhérents. Mais une enquête du quotidien berlinois die tageszeitung parvient à la conclusion suivante : "Milli Görüs ment systématiquement depuis des années sur son véritable caractère, ses liens avec des centaines de groupes aux objectifs différents de ceux affichés et ses rapports avec le leader islamiste turc Necmettin Erbakan."
L'organisation - dont le siège est à Kerpen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie - entretient depuis toujours des liens étroits (et pas seulement familiaux) avec le mouvement islamiste de ce dernier, désormais interdit d'activité politique en Turquie.
Si l'IGMG nie tout rapport structurel avec le parti de Necmettin Erbakan [Saadet], c'est pour de bonnes raisons : d'une part, la loi turque interdit aux partis politiques de créer des organisations à l'étranger ; d'autre part, les liens que l'organisation entretiendrait avec Necmettin Erbakan lui valent une surveillance étroite de la part des services de renseignements allemands, car l'IGMG s'est donné pour objectif en Allemagne d' "obtenir pour la minorité musulmane l'application de la charia".
On n'en trouve bien entendu aucune trace dans ses déclarations officielles, qui évoquent pour seuls objectifs "l'organisation et la vie religieuse de la communauté (cultes, éducation religieuse, fêtes, pèlerinages, textes religieux, formation des imams) et l'égalité sociale et juridique avec les autres communautés religieuses". Depuis le milieu des années 90, l'IGMG veille à ce qu'on ne trouve plus de déclarations antioccidentales et antisémites dans ses publications, tel le journal Milli Gazete.
Après les attentats du 11 septembre, Sigmar Gabriel a annoncé, à l'instar d'Edmund Stoiber (CSU), le ministre-président de Bavière, qu'il demanderait l'interdiction de Milli Görüs. Tous deux pourraient connaître un échec embarrassant. "Les islamistes représentés par Milli Görüs sont d'extrême droite au sens européen du terme. Leur vision du monde se situe entre la Deutsche Volksunion (DVU), le FPÖ de Jörg Haider et l'aile droite de la CSU", écrivent les journalistes Seidel, Dantschke et Yildirim. "Ils partagent beaucoup d'idées avec les conservateurs allemands, notamment sur la famille, l'avortement et les valeurs sociales."
Les chrétiens-démocrates s'intéressent d'ailleurs de près aux organisations islamiques, dont les membres naturalisés pourraient leur apporter des voix.

Pascal Beucker

Courrier International
24/01/2002, Numero 586

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