MILLI GÖRÜS, LA PIEUVRE DE L'ISLAMISME ALLEMAND ?

 

Intégration
Milli Görüs, la pieuvre de l'islamisme allemand ?

Reportage - C'est la plus grande association musulmane d'outre-Rhin. Son impact sur les jeunes, en particulier, est notable. Die Zeit propose un parcours inédit dans les méandres de Milli Görüs, l'organisation la plus importante et la plus secrète des Turcs d'Allemagne.

DIE ZEIT (extraits)
Hambourg

Faruk Öztürk se souvient du jour où sa vie a basculé. C'était le 24 septembre 1995. Le jour du marathon de Berlin. Jusque-là, il passait ses journées à regarder la télévision, à boire, à jouer aux cartes ou à des jeux vidéo. Ce qu'il empochait ainsi, il allait le dépenser au bar du coin. Ses copains, il les considérait comme de vrais amis, et ses soirées en discothèque constituaient le summum de sa vie. Faruk, jeune Turc vivant en Allemagne, était comme tant d'autres : un déraciné en mal d'intégration. "Si j'avais continué sur ma lancée, je n'aurais pas tardé à devenir SDF", dit-il. D'ailleurs, aujourd'hui, ses anciens "amis" en sont là : "Complètement défoncés ou alcooliques." Faruk a parfaitement conscience d'avoir eu beaucoup de chance. "Le Club de jeunes m'a sauvé la vie."
Ce jour-là, après le dernier coup de sifflet marquant la fin d'un match de foot, un dirigeant du Club lui a adressé la parole. Ils ont parlé de football, de la vie des Turcs à Berlin - et des rêves de Faruk. Dès lors, Faruk a fréquenté de plus en plus assidûment le Club. Aujourd'hui, c'est lui qui noue le contact avec les jeunes Turcs. Faruk les invite à venir jouer au billard, organise des tournois de football - et offre le thé. On ne sert pas d'alcool au Club, puisque l'islam l'interdit. Le respect des lois musulmanes est une règle d'or dans les douze clubs Milli Görüs qui existent à Berlin.
La communauté islamique Milli Görüs ["Vision nationale"] est de loin la plus grande association musulmane indépendante en Allemagne. Elle a été fondée au début des années 70 en tant qu'organisation des islamistes turcs à l'étranger. Ses hodjas [érudits religieux], affirme Milli Görüs, répandent la bonne parole auprès de centaines de milliers de personnes qui fréquentent les quelque 500 mosquées et lieux de prière contrôlés par l'organisation. Les renseignements généraux allemands qualifient l'organisation d' "islamiste fondamentaliste". Elle compterait 26 500 membres, mais le nombre de ses sympathisants serait nettement plus élevé.

UTILISER LA DÉMOCRATIE POUR IMPOSER UN ÉTAT RELIGIEUX ?
Au fil des dix dernières années, la communauté a tissé dans toute l'Allemagne un important réseau de lieux de prière, qui assurent en même temps des fonctions sociales et des activités économiques. Grâce à son fonctionnement moderne et à sa puissance financière, Milli Görüs a pu renforcer continuellement son influence sur les quelque 3 millions de musulmans résidant outre-Rhin. Aujourd'hui, après trente ans de repli dans le ghetto religieux, ils ont décidé de sortir de leurs arrière-cours et de revendiquer leurs droits. Parmi eux, ce sont surtout les religieux, les conservateurs et les islamistes qui mènent le jeu : ils veulent participer aux prises de décision, en particulier en matière d'éducation. A leur tête, Milli Görüs. Avec la réforme du code de la nationalité, Milli Görüs devient un facteur politique à prendre en compte. Si 1,7 million de musulmans obtiennent la nationalité allemande, "nous ne sommes plus simplement une masse entre les mains des politiques : nous devenons un potentiel électoral", souligne Hasan Özdogan, dirigeant de Milli Görüs. Otto Schily, ministre de l'Intérieur, leur a d'ailleurs donné un nouveau coup de pouce en proposant de mettre les organisations islamiques sur un pied d'égalité avec les Eglises chrétiennes, avec un statut de collectivité de droit public. Le Conseil islamique de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dominé par Milli Görüs, a été le premier à vouloir en bénéficier. Très rapidement, le tribunal administratif de Berlin a donné son feu vert pour qu'une association islamique puisse dispenser des cours de religion dans les établissements scolaires publics [voir CI n° 420]. Qui se cache derrière l'organisation qui vient de remporter cette victoire ? Milli Görüs.
Les autorités allemandes ont-elles le droit de coopérer avec une organisation que les renseignements généraux allemands classent parmi les "fondamentalistes islamistes" ? De quelle nature est donc cette organisation qui affirme toujours sa fidélité à la Constitution de la République fédérale, mais incite parallèlement ses membres à faire de l'Allemagne, "avec l'aide d'Allah, un paradis sur terre" ? Se sert-elle de la démocratie dans le seul et unique but d'instaurer un Etat religieux ? Est-ce une communauté religieuse inoffensive ou une annexe en territoire allemand des islamistes d'Ankara ?
"Allah Akbar", Allah est grand. Ce "cri de guerre" retentit à intervalles réguliers. Milli Görüs a appelé la jeune génération musulmane à se rassembler à Düsseldorf pour la Journée de la jeunesse. Sept mille personnes sont venues. A droite, les hommes, à gauche, les femmes (décemment vêtues, portant le voile et de longs manteaux) : l'enthousiasme est général. Au-dessus des têtes, une mer de drapeaux rouges et verts : les couleurs de la Turquie et de l'islam. La mise en scène est parfaite : des marches turques alternent avec des rythmes disco, l'hymne national turc avec la pop d'Anatolie. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le regard fixé sur l'horizon, les jeunes germano-turcs entonnent les chants de la nation de leurs parents. Ceux qui ne connaissent pas le texte par coeur peuvent porter leur regard sur l'écran géant déployé derrière la tribune : "Turquie, ma chère patrie".
Et enfin IL est là. En direct d'Istanbul, bien que par ligne téléphonique interposée. LUI, celui dont il ne faut pas prononcer le nom, comme le rappelle, l'air mystérieux, un organisateur, c'est Necmettin Erbakan, l'ancien Premier ministre turc. Ce qu'il dit est pratiquement inaudible, la liaison est constamment interrompue, mais la foule accueille chacun de ses mots comme une révélation. "Mücahit Erbakan", "le combattant de la foi Erbakan". Jusqu'à présent, Erbakan est considéré comme le parrain de Milli Görüs. Le respect voué au leader islamiste est d'une nature toute religieuse. Lui vise toujours à instaurer une nouvelle forme de gouvernement en Turquie sur la base du Coran et de la charia. Son "ordre juste" ne laisse de place ni aux partis ni à une opposition.
Certes, les islamistes aspirent à instaurer cet "ordre juste" en premier lieu en Turquie. Mais d'anciens partisans d'Erbakan racontent que ses objectifs sont également au programme des instances dirigeantes de Milli Görüs en Allemagne. Une enquête du ministère de l'Intérieur de Düsseldorf, publiée au début du mois de janvier dernier, cite un bulletin interne de Milli Görüs : "La Communauté est un moyen au service du but - le but étant d'islamiser la société." La société dont il est question ici n'est autre que la société allemande.
Personne ne prononce publiquement de telles phrases. Erbakan lui-même se limite, dans son message, à encourager la jeune génération musulmane dans la voie qu'elle a choisie et regrette de n'être pas présent avec elle. Tous les discours, hymnes et chants sont sous-tendus par le même leitmotiv : "Nous sommes forts, nous sommes unis, il faut tenir compte de nous." Le logo de Milli Görüs anticipe sur l'avenir auquel tous aspirent : un croissant de lune blanc sur fond vert - couleur de l'espoir et de l'islam - qui couvre la carte de l'Europe. Ce jour-là, à Düsseldorf, les enfants du Coran peuvent oublier l'amère réalité du quotidien, oublier que les trois quarts d'entre eux ne dépassent jamais le premier cycle du secondaire, qu'un tiers parmi eux restent sans travail.
Personne ne sait aussi habilement exploiter les sentiments de frustration des jeunes défavorisés que le secrétaire général de Milli Görüs, Mehmet Erbakan, neveu du leader islamiste turc. Agé de 31 ans, il est le plus talentueux de tous les dirigeants politiques islamistes en Allemagne. Il a fait des études de médecine à Cologne et a de quoi irriter : il ne fait partie ni des "huiles" en costume trois pièces, ni des "barbus" qui ne parlent que la langue turque. Erbakan junior porte des lunettes dernier cri, une barbe de trois jours et s'habille mode. Quand il prend le micro, plus question de Coran ni d'"ordre juste" : le cap est mis sur l'Allemagne et sa Constitution, dont les droits ne s'appliquent pas aux musulmans qui y vivent.

DU BERCEAU JUSQUÀ LA TOMBE, MILLI GöRüS EST AVEC EUX
L'introduction de visas de séjour limités pour les enfants, les scores électoraux en hausse des partis d'extrême droite en Allemagne de l'Est, le refus des cours de religion musulmane, la discrimination des jeunes étrangers pour des places en apprentissage, l'interdiction du foulard : l'orateur mêle habilement discriminations réelles et prétendues, les exagère, crée une ambiance.
Tout récemment encore, les représentants de Milli Görüs affirmaient être une organisation purement religieuse. Aujourd'hui, Mehmet Erbakan dit ouvertement : "Nous sommes les représentants d'une minorité qui n'a pas voix au chapitre depuis une génération et demie." D'année en année, ils voient grossir les rangs de leur organisation de jeunesse. C'est au début des années 90, après les attaques contre des foyers d'étrangers à Solingen et à Mölln, que les chiffres ont brusquement grimpé. Des sociologues de l'université de Bielefeld révèlent que, désormais, un tiers des jeunes Turcs vivant en Allemagne se sentent soit "bien", soit "partiellement" représentés par Milli Görüs.
A Hambourg, dès que vous avez franchi la porte de la mosquée Merkez, tout un univers de services musulmans s'ouvre à vous. A droite, le marchand de légumes et le boucher (qui ne vend que de la viande halal). A gauche, la bibliothèque, avec de la littérature musulmane pour enfants, des éditions illustrées du Coran et les petits calendriers précisant l'heure des prières au quotidien. Vous passez devant un coiffeur avant d'accéder au restaurant. Les hommes sirotent leur thé, discutent, regardent la télévision.
Un étage au-dessus, une mer de chaussures de sport d'enfants sont alignées et des sacs à dos de toutes les couleurs accrochés au vestiaire. Le hodja s'apprête à donner un cours aux jeunes musulmans. Toute mosquée a son école coranique et son groupe de jeunes. Les enfants racontent qu'ils font des excursions, du sport, suivent des cours d'informatique et partent au centre de loisirs pendant les vacances. Milli Görüs pense à tout et à tous. Avec Milli Görüs, les croyants peuvent jouer au football ou partir en pèlerinage à La Mecque. En cas de décès, un fonds prend en charge le transfert du corps de Berlin ou de Duisburg au cimetière d'Istanbul ou de Konya. Une vie entière accompagnée par Milli Görüs, du berceau à la tombe. Avec l'aide sociale et l'instruction religieuse, l'idéologie s'insinue lentement. "Petit à petit, les jeunes sont embrigadés dans l'organisation", explique Reinhard Hocker, sociologue. Certains n'apprennent que très tard que cette mère si dévouée a pour nom Milli Görüs.
Aucune des organisations liées à Milli Görüs n'en porte le nom ; il est difficile de prouver l'existence de liens directs. "Il n'est nul besoin de liens formels", souligne Thomas Lemmen, spécialiste de l'islam à la faculté de théologie de Sankt Augustin. "Tout le réseau est fondé sur des relations personnelles." Ainsi, le Kölner Haus, siège de l'Institut de pédagogie internationale et de didactique de Cologne, appartient à la famille Erbakan. La cofondatrice de l'institution s'appelle Amina Erbakan : c'est la mère du secrétaire général et la présidente de la Communauté des femmes islamiques germanophones - qui n'a officiellement rien à voir non plus avec Milli Görüs, bien qu'elle ait son siège dans les locaux de la centrale de l'organisation, à Cologne-Ehrenfeld. Thomas Lemmen a pris la peine de consulter les registres des associations et de comparer les adresses, les statuts et les noms des responsables. Il est fréquemment retombé sur les mêmes personnes et les mêmes adresses. Au coeur de l'organisation : la famille Erbakan.

UNE SIMPLE ASSOCIATION DE CITOYENS, "COMME GREENPEACE OU AMNESTY..."
Le Conseil islamique, l'une des organisations de tutelle des musulmans en Allemagne, joue un rôle clé dans le réseau des associations. Il prétend représenter 900 000 fidèles. Son but est d'être reconnu en tant que collectivité de droit public. Il obtiendrait ainsi le même statut que l'Eglise catholique ou protestante. Contrôler le Conseil islamique, c'est faire partie de l'establishment de l'Etat allemand. Depuis quelques années, c'est Milli Görüs qui tire les ficelles du Conseil.
Milli Görüs a commencé sa marche à travers les institutions allemandes. Les temps sont révolus où les religieux annonçaient à la mosquée que les syndicats étaient l'incarnation du diable. Aujourd'hui, les représentants de Milli Görüs font "souvent partie des participants les plus actifs de nos séminaires", rapporte Nafiz Özbek, chargé des questions relatives aux étrangers à la direction du syndicat de la métallurgie IG-Metall. Des étudiants membres de Milli Görüs fondent des groupes d'étudiants ; des fédérations de parents de l'association proposent aux directeurs d'école allemands de donner des cours particuliers gratuits aux élèves en difficulté. Lors des dernières élections aux conseils des étrangers en Rhénanie-du-Nord-Westphalie [organes de consultation des concitoyens étrangers, qui existent dans chaque Land], les religieux ont mobilisé leurs membres du haut de leurs chaires. "Ils ont carrément emmené les fidèles de la mosquée au bureau de vote", se souvient l'un des membres du conseil des étrangers de Cologne.
Les esprits critiques parlent d'infiltration. Mustafa Teneroglu, responsable des jeunes à la direction de Milli Görüs, parle lui d'intégration. "Nous disons aux jeunes : ne restez pas isolés, engagez-vous." Si Milli Görüs infiltre quelque chose, ce sont les ghettos turcs - et ceux-ci sont le résultat de la politique allemande. Ce jeune étudiant en droit de 23 ans aux airs de latin lover avec son costume dernier cri et ses cheveux gominés est aussi un membre actif de l'organisation de jeunesse du SPD [Jusos, Jungsozialisten]. "Je militais avec les Jusos longtemps avant d'entrer dans les rangs de Milli Görüs." Il ne voit, dans son double engagement, aucune contradiction. "Le Coran est aussi l'expression d'une pensée sociale et démocrate", affirme-t-il. Et Milli Görüs est, à ses yeux, une sorte d'association de citoyens musulmans. "Comme Greenpeace ou Amnesty International."
Certains observateurs voient émerger une nouvelle tendance au sein de Milli Görüs : selon eux, les jeunes musulmans nés et vivant en Allemagne souhaitent occuper des postes influents. Sur le site Internet de Milli Görüs, ils débattent de la démocratie et du Coran. Lorsque les associations islamiques invitent leurs "voisins allemands" aux "journées portes ouvertes" à la mosquée, ce sont eux qui guident les visiteurs.
Peter Heine, spécialiste de l'islam, prône une stratégie offensive qui permette aux Allemands de se montrer plus sûrs d'eux-mêmes. Les institutions allemandes devraient, d'après lui, ouvrir leurs portes aux musulmans religieux. C'est une erreur, par exemple, d'exclure quelqu'un, comme l'a fait la CDU à Berlin, sous prétexte qu'il est membre de Milli Görüs, poursuit-il. Car, en s'engageant de quelque manière que ce soit en Allemagne, les musulmans évoluent. Contrairement à ce que l'on croit, estime M. Heine, ce n'est pas tant la société allemande qui change, ce sont les musulmans eux-mêmes. En d'autres termes, ce n'est pas la CDU qui doit craindre l'infiltration, mais Milli Görüs.

Martin Spiewak et Wolfgang Uchatius

Courrier International
20/05/1999, Numero 446