LES MUSULMANS ET LES E.U.

 

Abdallah Hammoudi : "Il est dangereux de figer les musulmans dans des stéréotypes de "constantes culturelles""

Une thèse majoritaire aux Etats-Unis diabolise les Arabes et leur "propension naturelle à la violence". En retour, ces derniers démonisent l'Amérique. Seul le dialogue est une solution.

 

"Après dix ans d'enseignement aux Etats-Unis, comment appréciez-vous la perception qu'ont les Américains de leur image à l'étranger ?

– Il y a, chez beaucoup d'Américains, la conscience vague que quelque chose ne va pas. Cela se résume au concept du ugly American, cette image pas toujours aimable que les Américains projettent hors de chez eux. Ça les fait sourire ou ça les énerve. Mais cette conscience élude généralement l'image que leur pays projette à travers sa politique extérieure. Une part non négligeable de l'intelligentsia le reconnaît et critique la grande puissance agissant unilatéralement, peu soucieuse des droits des autres peuples. Mais le discours dominant, surtout dans les médias, est à l'autosatisfaction et à l'autojustification. Dans une émission très populaire comme "Larry King Liv e", on entend très souvent, depuis le 11 septembre, à propos des musulmans ou des Arabes, "Ces gens-là nous détestent parce qu'ils envient notre démocratie, notre richesse, notre bonne vie (good life)." . Ou "Ce sont des perdants qui nous haïssent parce que nous sommes des gagnants.." On dit "ces gens-là", des êtres pas vraiment identifiés, appartenant au monde des miséreux.

– Et au niveau universitaire ?

– La grande vertu des Etats-Unis est que la discussion est toujours légitime. Un discours critique s'y développe depuis quelques années, mais il reste peu lié aux problèmes pressants que posent les autres sociétés. La collaboration des Etats-Unis avec des régimes antidémocratiques est souvent occultée. Peu de gens s'intéressent par exemple au rôle historique de la CIA.

– Mais dans le monde arabe, l'antiaméricanisme charrie aussi de nombreux et puissants fantasmes : on attribue tous les maux aux Américains, à la CIA, ou aux Israéliens, pour s'exonérer de toute responsabilité.

– A qui le dites-vous ! Je passe mon temps à dire que nous, Arabes, ou musulmans, devons d'abord balayer devant notre propre porte. Malheureusement, chaque fois qu'un intellectuel comme moi analyse les responsabilités premières que portent les siens quant à leur malheur historique, son discours est immédiatement utilisé par les milieux et les médias anti-arabes. Il leur sert à nier toute responsabilité des Etats-Unis dans les problèmes des sociétés arabes. Bien sûr que ces fantasmes existent parmi les Arabes et les musulmans, et depuis le 11 septembre on assiste à une déferlante. Car ils émergent avec d'autant plus de vigueur que le moi est très malmené. Se voir nié produit des attitudes irrédentistes. Et plus l'irrédentisme se développe, plus le fantasme croît. La seule thérapie, c'est la confrontation et le dialogue de façon à ce qu'on puisse progressivement démontrer que le démon n'est pas toujours de l'autre côté.

"Car les fantasmes existent de part et d'autre. Par exemple "Les musulmans ou les Arabes sont culturellement incapables d'accéder à la modernité. Ils ont une propension naturelle à la violence". Plus ceux-là subissent ces fantasmes, plus ils développent des fantasmes à rebours : "L'Occident est corrompu, l'Amérique et Israël responsables de tous leurs maux." Le gros problème des sociétés arabo-musulmanes est qu'elles font face à des grandes puissances, à commencer par l'Amérique, qui les emprisonnent dans des stéréotypes. D'où la frustration, due au sentiment d'être prisonnier de la représentation de l'autre. Plus ils se sentiront diabolisés, plus ils tendront à démoniser l'autre.

– Pouvez-vous donner un exemple ?

– Celui qui détient le pouvoir de représentation détermine qui est terroriste et qui ne l'est pas. Aujourd'hui, les Arabes ont beau dire que les Palestiniens sont engagés dans une lutte de libération nationale, les termes utilisés aux Etats-Unis sont systématiquement "les violences en Palestine". Des "violences" dont les Palestiniens sont les fauteurs, pas les victimes. En Afghanistan, pendant l'occupation russe, officiels et médias américains disaient "moudjahidins" et "les résistants afghans". D'une manière générale, on accrédite l'idée est que les Arabes sont "violents", "irrationnels". Leur violence devient une composante constitutive de leur barbarité. Quand un jeune Chinois fait seul face à un tank, il est un héros. Quand un jeune Palestinien le fait, il est victime de sa propre violence irrationnelle.

"Il en est de même du djihad, ou de Ben Laden. Parce que certains musulmans s'arrogent aujourd'hui le droit d'exercer la violence pour dominer les autres, on tire des généralités sur le monde arabe, sur "les musulmans". Si, sous prétexte que certains colons israéliens spolient les Palestiniens, ou que d'aucuns prônent leur "transfert" hors de Palestine, on en concluait que le judaïsme est intrinsèquement spoliateur, qu'il porte en lui l'épuration ethnique, ce serait perçu, à juste titre, comme une abomination.

- C'est ce que vous expliquez à vos étudiants ?

– Je leur enseigne que l'ignorance et le fantasme sont les choses les mieux partagées, et qu'il faut toujours se méfier du sentiment de sa propre innocence. Et j'essaie de faire comprendre que les Arabes et les musulmans, comme tous les êtres humains, sont des produits de l'histoire. Qu'il est faux et dangereux de les figer dans des stéréotypes ou de pseudo "constantes culturelles" qui les prédisposeraient à la violence et à l'irrationalité, une théorie malheureusement répandue aux Etats-Unis.

– Vous-même êtes perçu aux Etats-Unis comme un "musulman modéré"...

– Généralement, on me considère comme un "Arabe modéré". Ce disant, je ne sais jamais exactement à quoi on fait référence. Cela peut vouloir dire que je soutiens le changement par le dialogue et non par la violence. Mais souvent, cela signifie uniquement : toi, tu es gentil parce que tu n'es pas contre Israël. Mais si je dis que l'Intifada est parfaitement compréhensible, je cesse sur-le-champ d'être un "modéré". Ainsi fait-on systématiquement ici une différence entre musulmans modérés et extrémistes. Bien sûr, on évoque aussi les intégristes chrétiens, ou juifs. Mais on n'entendra personne parler de "chrétien modéré", ou de "juif modéré". Cela ne ferait aucun sens. Pourquoi cela en fait-il pour le musulman ? Parce que "naturellement", l'islam, lui, n'est pas "modéré". L'ambiguïté du rapport aux musulmans est profonde.

– Comment l'expliquer ?

– Ceux qui poursuivent des objectifs de puissance fonctionnent en catégories binaires. Pour ou contre. Avec nous, contre nous. Etre pro-américain, c'est être pour la paix avec Israël, donc contre le "terrorisme" palestinien. Etre antiaméricain, c'est être pour les terroristes, Ben Laden et les Palestiniens. Bref, modéré ne signifie pas croire à la raison et au dialogue, mais induit une forme d'acceptation de la politique américaine à l'étranger.

"Je suppose que, pour Poutine, être "musulman modéré" implique de penser, comme lui, que les Tchétchènes sont tous des bandits. Or moi, quand j'entends les Américains parler de "régimes arabes modérés", ça me révulse. Car pour l'essentiel, il s'agit de monarchies rétrogrades, ou de pouvoirs corrompus et autoritaires.

– Vous imputez le "déficit démocratique" dans le monde arabo-musulman aux grandes puissances. Pourtant, dans votre pays d'origine, vous insistez au contraire sur les responsabilités propres des dirigeants locaux.

– Non. J'impute en premier lieu ce déficit à la dynamique interne des forces de nos propres pays. Mais quand des universitaires américains me disent que mes analyses sont très importantes, c'est qu'à leurs yeux elles viennent renforcer leur conviction : "Les Arabes n'ont personne d'autre à blâmer qu'eux-mêmes." C'est inacceptable. Beaucoup d'intellectuels américains font comme si l'Amérique était innocente de tout reproche, puisque elle est une démocratie. C'est ce que j'appelle le syndrome d'Athènes.

– Qu'entendez-vous par là ?

– Athènes ne se préoccupait pas de savoir si Sparte était ou non acquise à la démocratie, tant qu'elle ne menaçait pas ses intérêts vitaux. L'essentiel pour Athènes la démocratique était de se protéger en dominant Sparte la non-démocratique. C'est ainsi que la démocratie se mute en son inverse dès qu'elle sort de ses frontières. La démocratie israélienne, "la seule du Moyen-Orient", devient un argument pour justifier l'occupation des Palestiniens. La démocratie américaine devient un certificat de bonne conscience pour la défense des intérêts américains à l'étranger. C'est une traduction, à l'époque contemporaine, des arguments ressassés du colonialisme, mettant en avant sa modernité politique, économique et sociale pour justifier son emprise coloniale. Les valeurs de la démocratie deviennent alors identitaires, quasi raciales. C'est Berlusconi. La démocratie cesse d'être l'une des plus hautes valeurs de l'humanité, valable pour tous. Non, c'est une "valeur américaine".

– Craignez-vous dans le contexte actuel un risque de phobie envers les musulmans aux Etats-Unis ?

– Les Arabes américains ressentent une certaine suspicion générale, même si les gouvernants ne cessent de répéter que ce n'est pas une guerre contre l'islam. Ils se sentent aussi en position de faiblesse. Ils sont très peu nombreux dans les circuits décisionnaires et au Congrès. J'ai été frappé par un reportage télévisé, après le 11 septembre, à Dearborn, une ville du Michigan où existe une très ancienne immigration syro-libano-palestinienne. Certains sont de la troisième ou de la quatrième génération ; or beaucoup déclaraient : "Je ne sais pas si je suis américain ou non. Je ne sais pas si je suis accepté." Quelle influence peut avoir une communauté où, après trois générations, on en est encore au stade de l'acceptation ? Cette inquiétude est renforcée par les récentes arrestations, les mesures annoncées instaurant une justice d'exception pour les "terroristes" non américains, les projets d'interrogation de 5 000 à 6 000 musulmans en dehors des garanties juridiques assurées aux citoyens américains.

– Vos enfants sont américains. Vous définiriez-vous comme pro ou antiaméricain ?

– Je ne me définis pas de façon binaire. Je me sens comme un bâton brûlé par les deux bouts. Je souffre du déficit démocratique des sociétés arabes et musulmanes, et simultanément de l'incompréhension dont ces sociétés font l'objet en Occident, principalement aux Etats-Unis. Si j'étais antiaméricain, je ne serai pas resté vivre en Amérique. J'admire les réalisations occidentales en matière de libertés, dans la science et la culture. C'est pour nous, Arabes, une source d'inspiration, pourvu qu'on nous laisse y travailler à notre propre rythme et selon nos moyens, et que nos failles cessent de justifier des croisades contre nos sociétés."

Propos recueillis par Sylvain Cypel

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE 08.01.02

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