LE CHOC DES IGNORANCES
Dossier - ISLAM : LE CHOC DES IGNORANCES
ALEXANDRE ADLER
De si proches parents
"East is East and West is West. LOrient et lOccident seraient déterminés par leur incommunicabilité réciproque. Ce bibelot dinanité nous est asséné à doses intenses, tant par les disciples de Rudyard Kipling que par ceux, plus récents et tout aussi conformistes, dEdward Saïd. Pourtant, il y a fort peu dobstacles de lisibilité entre lOccident européen et lIslam, bien moins à lévidence quentre ces deux cultures très parentes et le monde indien dune part, le monde chinois de lautre. Un chrétien européen tout comme un musulman arabe, tous deux enfants légitimes du monothéisme hébreu, aura toutes les peines du monde à concevoir le bouddhisme, une religion sans dieu ni dogme où ladepte aspire à sunir au néant, et plus encore le mélange religieux variable - mi-confucéen rationaliste, mi-taoïste mystique - qui, depuis son origine, fait lhomme sinisé. Vu de lInde, christianisme, islam et judaïsme sont dailleurs définis par un seul concept, mis en circulation par Radakrishnan dans les années 30, celui des religions sémitiques. Le chrétien ou le juif est chez lui dans au moins 80 % du texte du Coran, qui relate lapparition du Dieu Un, son message de miséricorde, lépisode du Déluge de Noé, le sacrifice dAbraham, la sourate de Marie et surtout lexaltation du sens de la vie, comme défi au croyant dy accomplir le dessein de Dieu en se purifiant du péché et en se débarrassant de lidolâtrie. Nous sommes loin, par exemple, de la souffrance, omniprésente dans le bouddhisme, qui est au coeur des quatre grandes vérités. (Mais il est vrai que le bouddhisme, pour sa part, communique plus directement avec la sagesse païenne gréco-latine de lOccident et quil parvint à sannexer lhellénisme afghan.)
La vérité historique irréfutable, cest que christianisme et islam reposent sur un socle culturel commun, le monothéisme juif, qui, en se transformant en religion politique, critique fondamentale de lordre politique impérial de Rome, a engendré une série ininterrompue de théologies refondatrices, toutes fondées sur la toute-puissance de Dieu, opposée au caractère transitoire des constructions étatiques humaines (rendre à César...), toutes fondées sur la rédemption de lhomme (conçu, par son âme, à limage de Dieu), toutes fondées sur la grandeur de la vie terrestre si elle tend vers la sainteté et toutes fondées sur lidée messianique de progrès. Cette définition vaut pour le judaïsme classique, pour les christianismes monophysite oriental, orthodoxe grec, catholique latin, protestant européen, pour les islams sunnite et diversement chiites, ainsi que pour cette étoile filante que fut le manichéisme, né des noces de lantique religion perse et dune secte juive locale, qui termina sa course mille ans plus tard chez les cathares de notre Occitanie et les bogomiles slaves des Balkans, après avoir enflammé le coeur du jeune Augustin dHippone, éphémère évangélisateur du monde berbère, mais bâtisseur fondamental de lEglise latine.
Ce rappel théologico-politique est nécessaire pour relativiser le conflit daujourdhui : islam et chrétienté sont les deux aires culturelles qui ont le plus collaboré lune avec lautre dans lHistoire, tout simplement parce quelles sont presque entièrement compatibles et traduisibles lune dans lautre. Nous signons des chèques, pratiquons lalgèbre, la chimie et utilisons les algorithmes.
A linverse, lislam a accueilli favorablement les avancées de lOccident tout au long du XIXe siècle, de lEgypte de Mehmet-Ali au mouvement jeune-turc, né à Salonique un 14 juillet 1889 pour commémorer le centenaire de la prise de la Bastille. On a traduit Molière en arabe égyptien vers 1860, et les lecteurs du grand Rifaat Tahtawi, le fondateur de la presse égyptienne moderne, nignoraient rien à la même date de lopposition entre Robespierre et Danton. Quant à lInde britannique, qui ne sait que les musulmans y furent, par proximité culturelle avec les chrétiens anglais, les pionniers de loccidentalisation, largement majoritaires, par exemple, chez les avocats et les juges subalternes ? Lun des plus grands dentre eux, lismaélite Mohammed Ali Jinnah, sera le père du Pakistan, mais aussi lartisan de son Etat de droit jurisprudentiel dit anglo-indien, mélange de Common Law britannique, de charia musulmane très limitée et de vieille coutume agraire indienne. Lislam indien a inventé avec le collège dAligarh - tout à la fois Eton et Oxford musulmans - (aujourdhui en Uttar Pradesh) le véritable incubateur de la modernité indienne.
Il ny a donc aucune malédiction particulière qui pèse sur le dialogue et léchange entre Islam et Occident, comme en témoignent dès à présent les nombreux croisements : culture franco-maghrébine, laïcité turque, christianisme arabe, russophonie de lAsie centrale, anglophonie du Pakistan.
Pour qui a étudié lhistoire de la Russie, lislamisme actuel représente plutôt léquivalent de ce que fut la crispation slavophile aux XIXe et XXe siècles : culturellement féconde parfois, par leffet dun retour aux racines de la langue, politiquement impuissante toujours, moralement dangereuse en tout cas.
Pour qui songe à la crise nazie totalitaire dans lEurope de 1920 à 1945, lislamisme nest évidemment pas un inconnu : tout chez lui, de la haine des libertés, des femmes et des juifs à lapologie de la violence et à la trouble fascination du suicide, nous rapproche de cette époque. Il ny a en réalité quun seul monde, peut-être parce quil ny a quun seul dieu - La illah, il Allah, en arabe dans le texte - et quen outre il est bienveillant et miséricordieux : Al Rahman, Al Rahim !
Courrier International
08/11/2001, Numero 575
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