PARTICIPONS, SOYONS CITOYENS...

 

A tous mes concitoyens, musulmans ou non

"Le Temps" Genève

Malgré cinquante ans de présence aux Etats-Unis et en Europe, les musulmans occidentaux restent en marge. Et tout n’est pas de la faute de l’autre. Expliquons, participons, soyons citoyens, leur dit l’intellectuel suisse Tariq Ramadan.


Le monde semble ces jours-ci se diviser en deux : d’un côté, la grande alliance autour des Etats-Unis et, de l’autre, les musulmans, noyés dans l’apparent brouillard de leur diversité et dont on ne sait pas très bien quelle va être la réaction. Le monde, soudain, a changé : le pire est à craindre. Que dire ? Que faire ? Il me vient l’envie de partager quelques pensées publiques avec mes coreligionnaires et concitoyens occidentaux en espérant qu’ensemble nous prenions conscience de nos profondes responsabilités : car, contrairement aux apparences, l’avenir du dialogue des civilisations pourrait bien se jouer d’abord dans nos sociétés.

Prenons les choses dans leur ordre. Tout doit commencer par une condamnation sans appel des attentats. Il serait pourtant dommage que, ensuite, nous nous en tenions à répéter que nous craignons l’amalgame et la stigmatisation. Ce que je redoute le plus, en effet, c’est que les musulmans finissent par se complaire dans la victimisation, comme s’il s’agissait pour nous d’être soit rejetés comme des coupables potentiels, soit plaints comme de malheureuses victimes. De cette triste alternative, il faut se libérer et les malheureux événements des Etats-Unis nous forcent somme toute à une autocritique salutaire, et d’abord à cesser de rejeter la faute sur l’“autre”. Les attentats ont montré combien nous étions encore bien isolés en Occident après parfois plus de cinquante ans de présence. Nos discours sur la participation citoyenne, aux Etats-Unis et en Europe, ne concernent encore qu’une minorité de musulmans : la plupart reste en marge (socialement et culturellement) et, à la moindre épreuve des faits, on voit apparaître les fractures, la méfiance, le ghetto mental.

Au demeurant, après le 11 septembre, la tentation serait grande de s’isoler encore davantage, or la sagesse nous invite à faire exactement le contraire. C’est aujourd’hui qu’il faut être présent, s’exprimer, expliquer la foi musulmane, sa spiritualité, ses principes et son exigence de justice et de paix. Plus que jamais, il nous faut sortir de la logique binaire (“nous” et “eux”) et nous engager dans nos sociétés respectives avec tous les partenaires de bonne volonté (religieux, humanistes, etc.) qui respectent la diversité des convictions et ont le souci de la justice sociale. Il est l’heure, en Occident, de se lever ensemble pour refuser toutes les formes de terrorisme, celui des extrémistes comme celui de tous les Etats dictatoriaux ; c’est ensemble qu’il faut dire que les innocents d’Afghanistan valent les innocents des Etats-Unis ; c’est d’une même voix qu’il faut dénoncer les traitements différenciés qui légitiment la surveillance généralisée des citoyens, a fortiori quand ils ont un faciès trop arabe, et “oublient” les réseaux de la grande finance dans lesquels sont impliqués tant de banques occidentales, de courtois financiers et certains politiciens peu scrupuleux.

Nous avons perdu l’esprit critique et la culture du dialogue

Cet engagement avec nos concitoyens doit être accompagné d’un discours plus clair : il faut oser dénoncer les pouvoirs dictatoriaux ou rétrogrades (et supposés “islamiques”), de même qu’il convient de se démarquer de discours et d’actions qui légitiment la violence et défigurent notre religion. Nous avons besoin d’un vrai dialogue intracommunautaire : nous ne nous parlons plus, nous avons perdu l’esprit critique et la culture du dialogue qui furent un temps si riches au coeur de la civilisation islamique et dont nous sommes si pauvres aujourd’hui. Nos luttes de pouvoir ne nous honorent pas et nos disputes sont indignes.

Vivant en Occident, notre honneur tient également au fait de ne jamais oublier les peuples du Sud et les injustices qu’ils subissent. Notre éthique de la citoyenneté doit nous pousser à interpeller nos gouvernements en les appelant à soutenir le principe de justice, à cesser leur relation avec les dictatures et à encourager le pluralisme et les droits démocratiques dans tous les pays. Avec tous ceux dont c’est le combat quotidien en Occident, notre propre histoire nous invite à être la voix des “sans-voix”.

Avec force et détermination, j’aimerais également partager avec mes concitoyens occidentaux l’idée que nous ne réussirons à donner vie à de vraies sociétés plurielles qu’au prix d’efforts continus et concertés. Le respect mutuel et la confiance requièrent l’écoute de l’autre et une meilleure connaissance mutuelle.

En ce sens, nos programmes scolaires ne sont pas toujours adaptés aux nouvelles exigences des sociétés pluralistes et trop de nos concitoyens se contentent de jugements superficiels : impossible de vivre ensemble en nous ignorant. Nos sociétés ont changé et chacun doit faire l’effort de mieux connaître son voisin au-delà des effets médiatiques qui disent peu et mal ce qu’il est, ses convictions et ses espoirs. C’est peu dire aujourd’hui que l’islam est mal connu : les musulmans en sont les premiers responsables certes, mais il est nécessaire que leurs concitoyens refusent les caricatures. Dans la tourmente de ces dernières semaines des signes très positifs sont perceptibles : des intellectuels et de nombreux médias ont cherché à expliquer, à nuancer et à montrer les effets pervers de conclusions simplistes et hâtives.

J’aimerais tant que mes concitoyens d’Occident ne soient pas aveuglés par le choc émotif au point de ne plus voir les profondes évolutions qui traversent les communautés musulmanes depuis des années. Les progrès ne sont pas médiatiques, et ils sont forcément lents, mais ils sont réels : au sein des deuxième et troisième générations, de plus en plus de musulmanes et de musulmans revendiquent tout à la fois leur conviction musulmane et leur culture occidentale. Dans le respect des Constitutions, ils défendent la citoyenneté, une identité ouverte et promeuvent “une culture islamique américaine ou européenne”. Lors de ma dernière visite au Canada et aux Etats-Unis, cet été, comme durant ces dernières années en Europe, j’ai pu être le témoin de ces mutations qui sont les signes d’une présence en voie de maturation. Saurons-nous nous engager ensemble à relever le pari du “vivre ensemble” ?

On nous a annoncé un “clash des civilisations” bien sombre et il nous appartient de construire les espaces d’engagements communs en refusant une lecture du monde manichéenne. Notre meilleure réponse à la logique de la guerre ou du face-à-face caricatural entre “l’Occident et l’islam” est de vivre l’échange et l’enrichissement mutuels dans notre quotidien. Nous avons de nombreuses valeurs communes, et universelles. L’islam appelle, devant le Créateur, au respect de soi et de l’autre, à l’amour du prochain et à la justice. Rien ne peut légitimer les attentats, ni la mort d’innocents. Citoyens de toutes les confessions ou appartenances, il est temps de sortir de nos ghettos intellectuels et sociaux, de réapprendre à nous approcher de l’autre dans sa complexité, à respecter sa différence sans jamais transiger sur les principes fondamentaux du pluralisme, de la justice et de l’égalité.

Face aux images d’Afghanistan, une conviction profonde : il nous faut prendre le risque nécessaire de l’autocritique et avoir l’humilité de reconnaître que, les uns sans les autres, nous ne pourrons rien faire, ni espérer.

Tariq Ramadan*

* Auteur de Peut-on vivre avec l’islam ? (entretien avec Jacques Neirynck), 1999, Favre, Lausanne ; et de L’Islam en questions, (entretien avec Alain Gresh), Arles, Actes Sud, 2000.

Courrier International
08/11/2001, Numero 575