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La
page de Sebahat |
Nous
présentons ici des articles écrits par notre copine Sebahat EROL, professeur de
français.
On t'embrasse amicalement Sebahat. :-))
Femme, turque, et
professeur de français
Entre mères et filles turques: écart d'identité?
Impressions de voyage
Conseils de lecture:
"La Nuit du
Sérail"
"L'Aurore
des Bien-Aimés"
Femme, turque, et
professeur de français
Sebahat EROL,
Professeur de français
(1994)
Les discours sociologiques mettent
trop souvent laccent sur léchec scolaire des enfants dimmigrés et
leurs difficultés dinsertion dans la société française. Mais, il existe aussi
des cas de réussite quil est important de signaler, ne serait-ce que pour motiver
les jeunes dorigine étrangère et mettre fin à un certain fatalisme qui fait de
cette origine ethnique un obstacle social. Cest dans ce but que jévoquerai
mon cas particulier.
Dorigine turque, je suis
arrivée en France à lâge de 7-8 ans. Après une scolarité sans problème majeur,
je suis devenue professeur de français. Ce nest certes pas une réussite sociale
exceptionnelle mais javais au départ deux handicaps : être dorigine
turque, être femme.
Mais, paradoxalement, ces deux
facteurs qui auraient pu être des obstacles à la réussite, je les ai vécus comme des
avantages ; ils ont en effet été pour moi des tremplins pour me faire une place
dans la société française. Jai certes du franchir quelques obstacles mais tout
obstacle, une fois surmonté, se transforme en avantage.
Lobstacle de la langue
Cest
lobstacle de la langue que rencontre dabord tout enfant dimmigrés dans
sa scolarité. Les premiers mois en France ont été difficiles, dautant plus que
mes frères et moi étions pratiquement les seuls enfants détrangers de
lécole (nous habitions un petit village). Mais cest sans doute une des
raisons pour lesquelles nous avons appris le français vite et bien ; actuellement,
la concentration des familles dimmigrés dans les cités H.L.M. empêche les
enfants, même nés en France, de parler un français correct.
Une fois surmonté le problème de
la langue, cela devient vraiment un avantage davoir une langue maternelle
différente de celle qui est parlée à lécole ; on observe le français avec
un regard critique et la comparaison des deux langues permet de mieux comprendre le
fonctionnement de lune et de lautre. Ainsi, si jai toujours eu des
facilités en grammaire française, cest grâce à, et non malgré, mon origine
étrangère.
Lobstacle de la famille
Lobstacle de la
famille na pas vraiment existé pour moi, du moins dans ma vie scolaire et
professionnelle, bien que je sois issue dune famille turque traditionnelle,
dorigine sociale très modeste.
Certes, mes parents nont pas
été une aide dans ma vie scolaire étant donné quils ne parlaient pas français.
Comme la plupart des enfants dimmigrés, jai toujours dû me débrouiller
seule, mais cest une bonne manière dapprendre à ne compter que sur soi-même
en toute circonstance. Pourtant, ils mont laissé relativement libre par rapport aux
jeunes filles turques de mon âge jai pu participer sans problème à des
voyages scolaires, à des sorties piscines, etc. et surtout, ils mont laissée
poursuivre mes études.
Le fait davoir été assez
libre pendant mes années de collège et de lycée a aussi sans doute été pour moi un
facteur de réussite car, une fois loin de ma famille, je nai pas éprouvé le
besoin de profiter absolument de la liberté qui métait offerte. Pour beaucoup de
jeunes étudiantes, la fac est avant tout synonyme de liberté, et non de réussite
sociale, car elles peuvent enfin faire tout ce quelles nont pu faire chez
elles.
Etant donné que ma famille
mavait laissée étudier, je me sentais dans lobligation morale de réussir
pour être digne de leur confiance. La famille est ainsi devenue pour moi un tremplin pour
la réussite.
Obstacle de la communauté turque
La communauté turque
a une énorme influence sur lopinion de la famille ; certaines familles, a
priori, laisseraient étudier leurs filles mais elles y renoncent à cause du
« quen dira t-on ? »
On rencontre deux cas de figures
parmi les membres de la communauté turque :
-ceux qui, ayant lesprit
assez ouvert, appréciant la réussite dune des leurs jai eu droit
ainsi à beaucoup dencouragements de gens qui se montraient fiers de moi et me
donnaient en exemple à leurs enfants. Ils mont ainsi poussé à beaucoup
travailler. Je ne considérais pas ma réussite scolaire comme une réussite uniquement
personnelle, jai souvent eu limpression de représenter la communauté turque
tout entière, jai souvent senti sur mes épaules le poids dune
responsabilité. La peur de décevoir, la peur de léchec, ont été aussi des
tremplins.
-ceux qui, sous linfluence
des traditions turques et musulmanes, trouvaient mes parents inconscients de me laisser
partir de la maison pour étudier, ils ne croyaient pas que je puisse réussir et
dailleurs à quoi cela pouvait bien servir pour une fille détudier ?
Elle ferait mieux de rester à la maison pour apprendre la cuisine et tout ce qui peut
faire une bonne épouse ! Laisser partir une fille loin de la maison, cétait
ouvrir devant elle les portes de la débauche.
Jai toujours eu le sentiment
que cette partie de la communauté turque guettait le moindre faux pas de ma part et
attendait mon échec. Cest aussi pour prouver à ces gens quune fille turque
pouvait aussi arriver à quelque chose quil me fallait réussir. Il le fallait dans
lintérêt des futures générations de jeunes Turques.
La communauté française que
jai fréquentée (essentiellement en milieu scolaire : enseignants, étudiants,
élèves) na jamais été pour moi un obstacle. Mes professeurs mont toujours
beaucoup soutenue : cétait un avantage dêtre dorigine turque car
cela attirait tout de suite sur moi leur attention et leur intérêt, dautant plus
que je réussissais bien jai ainsi gardé de très bons rapports avec mes
professeurs du secondaire.
Lintégration par la réussite professionnelle
En ce qui concerne ma
vie professionnelle, jai peu à dire, étant donné que je nen suis quau
commencement. Jai éprouvé un certain malaise au début de lannée scolaire
car je me sentais dans une position un peu paradoxale : moi dont la langue maternelle
était le turc, japprenais à des petits Français leur propre langue. Jétais
très tentée de dire à mes élèves que jétais dorigine turque, ce
quils ne pouvaient deviner ni à mon nom, ni à mon physique, mais javais peur
de leur réaction. Un élève un peu insolent aurait pu me dire : « Et
dabord, vous êtes mal placée pour nous enseigner le français ! »,
et plus que la réaction des élèves, cest celle des parents que je redoutais, car
mes élèves mavaient testée, comme tout autre professeur, et me faisaient
confiance. Lorsque, au troisième trimestre, jai fini par apprendre à mes élèves
mon origine, je nai pas du tout vu diminuer leur confiance en moi. Ils ont été
surpris mais ils semblent trouver très original davoir un professeur de français
sachant parler le turc.
En conclusion, jai toujours
considéré comme des avantages dêtre femme et dêtre turque :
dêtre turque car une fois quon a réussi à sintégrer suffisamment
dans la société française, on suscite de lintérêt quand on se montre un peu
différent ; et dêtre femme car, paradoxalement, cest ce qui ma
permis de faire des études universitaires : cest parce que jétais une
fille que mes parents mont laissé étudier, on me voyait mal travailler à
lusine mon frère cadet qui avait aussi des capacités certaines a dû faire
un bac professionnel pour travailler rapidement et aider la famille financièrement.
Ces deux éléments conjugués
mont poussée à réussir car la réussite professionnelle est, à mon avis, le seul
moyen, pour une jeune immigrée, de se faire une place dans la société française, de se
faire respecter par sa communauté dorigine et daccéder à une certaine
indépendance.

Entre mères et
filles turques : écart didentité ?
Sebahat EROL
Professeur de français
(1994)
La femme turque en France semble
se caractériser par une évolution sensible dune génération à lautre. Et
cest peut-être entre les étudiantes turques et leurs mères que lécart est
maximal. Un entretien avec quelques jeunes Turques étudiant à Grenoble ma permis
de confronter leur situation à ma propre expérience. Sans aller jusquà la
généralisation, on peut cependant mettre en évidence quelques constantes.
Lécart entre mère et fille
est visible, au sens propre du terme. Cest en effet dabord une différence
vestimentaire qui marque les deux générations. Si la mère est encore habillée de
façon traditionnelle et porte linévitable fichu, rien dans la tenue de la fille ne
la distingue des jeunes françaises. Cette différence, superficielle peut-être,
nen est pas moins le signe dun changement des mentalités : la mère
reste attachée aux valeurs traditionnelles quelle a connues dans le pays
dorigine alors que la fille souvre à une société occidentale. Un fossé
semble donc se creuser entre les deux générations, fossé dautant plus profond que
la mère est généralement issue dun milieu populaire rural. Un phénomène
analogue, dû à un exode rural massif, peut être observé dans les grandes villes
turques, mais le phénomène est beaucoup plus sensible en France, non seulement à cause
de la confrontation avec une culture étrangère, mais aussi du fait que la mère, partie
de son village il y a une quinzaine ou une vingtaine dannées, reste fixée sur des
valeurs devenues caduques dans le pays dorigine, essentiellement les valeurs
concernant le rôle et la place de la femme dans la société.
Les études
laccès à lindépendance
Outre cette opposition de
mentalités, cest un véritable fossé culturel qui se creuse entre mère et fille,
surtout si cette dernière fait des études supérieures. La mère, souvent analphabète,
ou ayant au plus un certificat détudes primaires, ne parle pas assez le français
pour pouvoir se débrouiller seule et reste doublement dépendante : de son mari, sur
le plan financier, car peu de femmes turques travaillent : de ses enfants pour toute
démarche nécessitant une communication avec des Français : problèmes
administratifs, visite chez le médecin, etc. Face à cette dépendance de la mère, les
études, pour toutes les étudiantes interrogées, représentent laccès à
lindépendance. Une indépendance immédiate dabord, puisque les études
permettent à la jeune fille turque de séloigner de la maison et de vivre seule
sans choquer les mentalités une jeune Turque qui ne ferait pas détudes
pourrait difficilement quitter le foyer paternel, si ce nest pour le foyer conjugal.
Une indépendance future aussi, car les études permettront à ces jeunes filles
davoir en main un métier qui leur assurera une autonomie financière vis-à-vis du
futur mari et de pouvoir, selon lexpression de lune delles,
« exister par soi-même ».
Déterminées à garder le meilleur des deux cultures
Pourtant au-delà de ces
différences indéniables, les étudiantes turques restent encore profondément marquées
par léducation traditionnelle quelles ont reçue de leurs parents et par
lIslam (au moment de lentretien, la plupart dentre elles faisaient le
Ramadan). Sous leurs airs de jeunes filles indépendantes et libérées, elles défendent
encore des valeurs très traditionnelles, surtout concernant le mariage. Trop influencées
encore par leur éducation turque pour accepter sans remords de mener une vie sexuelle
« à leuropéenne » ou bien accepter un mariage mixte « mes
parents ne me linterdisent pas mais ils me préviennent », disait une
étudiante et trop modernes déjà pour se soumettre à un mariage traditionnel,
cest-à-dire arrangé, elles restent peu épanouies sur le plan sentimental. Il
sagit pour elles d'être dignes de la « confiance » dont leurs parents
ont fait preuve à leur égard en leur permettant de poursuivre des études loin de la
maison, et même en les y poussant. Cest pourquoi, elles préfèrent « éviter
les problèmes » en fréquentant peu de garçons, et surtout peu de jeunes
Français, car « ils ne peuvent pas comprendre ». Mais, si cest
là une responsabilité parfois pesante, ces étudiantes sont loin de reprocher à leurs
parents léducation quils leur ont donnée. Même si « on ne
comprend pas toujours jusquà un certain âge », selon les propos de
lune delles, cette éducation leur semble « positive » dans
lensemble. « Si on rejette tout, cest se rejeter soi-même »
faisait remarquer une étudiante déterminer à garder « le meilleur des deux
cultures ».
Le fossé entre mère et filles
nest donc pas si profond quil semblait être au premier abord. Le changement
de mentalité ne se fait quà pas très lents. Les jeunes Turques restent encore
très attachées aux traditions quont connues leurs mères et celles qui sen
écartent sont brutalement ramenées sur le « droit chemin » par des parents
ou des frères indignés. Cest par la réussite professionnelle que la femme turque
pourra peu à peu imposer le respect et atteindre une indépendance réelle.
Sebahat EROL (1994)

Impressions de voyage
Retour au pays natal après quelques
années d'absence
Essayant de mettre à distance le lien affectif qui me lie à la
Turquie, je tente de faire le bilan des impressions que m'a laissées ce court séjour de
trois semaines
Première impression dès l'atterrissage
à l'aéroport Atatürk et le trajet en voiture jusqu'à Üsküdar : la Turquie est un
chantier perpétuel. Sans cesse de nouvelles constructions et reconstructions, des
bâtiments inachevés, des façades non peintes. Le désordre organisé ? Oui, mais aussi
un sentiment de vie, de mouvement et non une ville figée.
Cette impression de chantier perpétuel a
été accentuée lors du trajet Istanbul-Ordu que j'ai effectué pour rendre visite à mes
grands-parents. Aux alentours d'Izmit, c'est malheureusement le tremblement de terre de
1999 qui a provoqué le chantier. S'il reste peu de traces visibles des destructions, les
maisons en construction et surtout les zones de préfabriqués témoignent de l'étendue
du désastre. Ces préfabriqués, véritables cages à poules, quadrillent de vastes
terrains et laissent sur le spectateur un malaise qui ne se dissipe pas facilement. En
effet, ces espaces forment des ghettos d'un genre nouveau créés par les aléas de la
Nature mais aussi par la pauvreté et la négligence humaine
Le chantier, cette fois-ci, c'était
aussi dans mon village natal, qui semblait pourtant immuable. Si l'exode rural avait peu
à peu vidé les maisons et rendu le village de plus en plus désert, cette année, j'ai
pu constater avec surprise et satisfaction un regain de vie. On bâtit, on rebâtit, on
restaure
Nouvelle mosquée, des routes qui vont être goudronnées
Des gens
qui n'avaient plus remis les pieds au village depuis des lustres y passent désormais une
partie de l'année. Une nouvelle mode ? On va au village comme on partirait en vacances.
Mais c'est aussi l'instinct de survie: le phénomène est apparu surtout après le
tremblement de terre.
La seconde grande impression que la
Turquie a produite sur moi est la poursuite et l'accentuation de la ferveur religieuse,
phénomène que j'avais déjà eu l'occasion de constater lors de mes précédents
séjours. Dans mon entourage plutôt populaire, presque toutes les femmes et les jeunes
filles sont " fermées ". On fait régulièrement sa prière, des réunions
coraniques sont organisées
Mes cousines proches, qui portaient des bermudas
quelques années auparavant, si elles ne se couvrent pas (encore ?) les cheveux, ont
néanmoins abandonné toute tenue qui risquerait d'exposer la moindre parcelle de chair.
Ce n'est heureusement pas de l'intégrisme, me semble-t-il, mais je dois avouer qu'avec
mes cheveux coupés courts et mes tenues occidentales, je ne me suis pas vraiment sentie
à ma place dans un tel environnement. Non pas que les gens aient osé me faire des
remarques désobligeantes : mon statut de prof autorise pas mal de transgressions aux yeux
des Turcs. Je sais aussi rester respectueuse des coutumes et croyances tant que cela reste
modéré. Cependant, toute forme d'extrémisme me devient insupportable et l'espèce
d'adoration vouée par mes proches à la " tante arabe ", une femme d'un certain
âge venue s'installer en Turquie, a eu le don de m'agacer au plus au point. Sous
prétexte qu'elle connaît l'arabe et qu'elle peut expliquer le Coran, les gens ont fait
d'elle une sainte !
Paradoxalement, cette montée en
puissance de la religion n'a nullement renforcé ni maintenu la qualité des relations
humaines, du moins à ce que j'ai pu observer. Ce qui faisait à mes yeux une des
supériorités de la Turquie sur la société française est en train de disparaître : si
les Turcs restent hospitaliers, les liens familiaux se sont relâchés, le respect dû aux
ascendants s'étiole. Signes de la crise économique ? Marques de l'occidentalisation de
la Turquie ? Si tel est le prix à payer, qu'elle reste orientale ! Le plaisir que
j'aurais dû éprouver à retrouver vivants mes quatre grands-parents s'est vite mué en
tristesse et amertume. Ils ne vivent pas, ils survivent. A peine capables d'effectuer les
gestes de la vie quotidienne, ils refusent certes de quitter le village où ils ont vécu
pour aller chez leurs enfants à Istanbul, mais de leur côté, leurs enfants, eux, se
renvoient l'un à l'autre la charge des parents, aucun n'acceptant de bon cur la
garde d'ascendants invalides. Mes grands-parents ne constituent malheureusement pas un
exemple isolé : le village compte plusieurs personnes âgées survivant seules comme eux.
Etant donné que les maisons de retraite ne sont pas devenues une habitude en Turquie, la
situation risque fort de devenir dramatique dans les années à venir.
La Turquie a toujours eu une place à
part, entre Orient et Occident. Ma Turquie à moi doit garder cette originalité. Il
serait dommage que l'occidentalisation entraîne l'égocentrisme et altère les relations
humaines. Il serait également dommage que la Turquie se tourne complètement vers les
pays musulmans et que l'amour de la religion ne laisse plus de place dans les curs
pour l'amour du prochain, l'amour des proches.
Sebahat Erol
Le 16.08.01
Ecrit pendant le trajet Ordu-Istanbul.
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