UE-Turquie
La
Turquie en Europe: plaidoyer pour une intégration
Alexandre Adler
(Le Figaro - 21 avril 2004)
Alors que l'Europe donne des signes d'inquiétude dans tous les domaines, son
refus d'accepter d'ouvrir des négociations avec la Turquie aux fins d'aboutir
à terme à une intégration de celle-ci révèle l'ampleur des craintes et le
manque de clarté intellectuelle qui règnent actuellement sur notre continent.
N'exagérons pas la facilité de l'exercice: au rythme actuel d'accroissement démographique,
la Turquie dépassera l'ensemble des pays de langue allemande peu après 2010 et
deviendra ainsi le premier groupe de population de l'Europe. Mieux, si la
Turquie occidentale ressemble en tout point à une Grèce un peu plus nombreuse
(une vingtaine de millions d'habitants) et sans doute à présent un peu plus développée
grâce à l'aimant puissant d'Istanbul, il reste évidemment un sud encore un
peu anarchique où la question kurde a trouvé un début de solution mais,
certes, pas un règlement. Un sud où, surtout, le niveau de vie demeure extrêmement
bas, ce qui a entre autres pour conséquence d'altérer la lecture des
statistiques du pays en masquant l'avancée économique et culturelle de ses
grandes villes.
Pire encore, la Turquie connaît des problèmes géopolitiques délicats
quasiment sur toutes ses frontières, Bulgarie exceptée. Avec la Grèce, on le
constate en ce moment même à Chypre, le climat de détente intervenu entre les
Etats est loin d'avoir encore réconcilié les peuples. Avec la Syrie, c'est
seul le délabrement de l'Etat baasiste qui le conduit, la tête basse, à faire
amende honorable et à mettre pour l'instant de côté le vieux problème de la
province d'Alexandrette (Iskendrum). Avec le Caucase, demeurent à la fois le
problème arménien – qui pourrait se régler avec un peu de générosité de
part et d'autre – et, surtout, celui de la faiblesse de l'Azerbaïdjan indépendant,
lequel constitue une sorte de RDA turque, mais où le pétrole jaillirait comme
dans le golfe Persique...
Les minorités turques de l'Iran demandent un peu plus de reconnaissance de leur
identité culturelle, tout comme celles, toujours foulées aux pieds, de l'Irak,
par un régime chiite en voie de constitution et une minorité kurde en quête
de semi-étatisation. Pour l'Union européenne, hériter d'une telle
accumulation de crises possibles en donnant à la Turquie un avantage décisif
sur ses voisins, n'est-ce pas aller un peu vite en besogne, un peu loin de nos
bases? Alors ces arguments auraient une certaine valeur si l'Europe n'avait pas
déjà accompli un choix essentiel: celui de rendre l'Union européenne, à
terme, coextensive avec le continent européen tout entier. Nous devenons déjà
une association de vingt-cinq membres. La Suisse, la Norvège et l'Islande, qui
coopèrent déjà largement au fonctionnement de l'Union (Schengen pour les deux
dernières, 90% de la réglementation communautaire pour la première), finiront
bien par rejoindre le peloton lorsque leur richesse actuelle se sera quelque peu
émoussée et que l'euro aura fait la preuve de sa relative stabilité. Il sera
difficile après l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie de refuser indéfiniment
celle des Etats issus du démantèlement de l'ex-Yougoslavie. L'Albanie présente
tous les traits de la Turquie, sans ses avantages culturels et économiques.
Mentionnons pour mémoire la Moldavie et, qui sait, la Géorgie et l'Arménie.
Nous serions alors parvenus à une communauté de trente-trois ou même
trente-cinq membres.
Une fois réglés tous les problèmes de traduction, de durée invraisemblable
des réunions ministérielles, de doublonnage des commissariats européens –
et c'est là une hypothèse optimiste –, il restera que cette ONU continentale
ne constituera plus jamais l'embryon d'un «super-Etat» doté d'une véritable
dynamique politique, diplomatique, stratégique et même culturelle. Dans ces
conditions, le principal argument hostile à l'adhésion turque n'a plus grand
sens: s'il existait un noyau dur européen, la Turquie poserait un réel problème
en cherchant à y adhérer. Comme il n'est pas question d'adhésion à ce noyau
dur, mais à un club très ouvert de trente-cinq membres dont beaucoup déjà
ont un niveau de vie sensiblement inférieur ou égal à celui de la Turquie et
très inférieur à celui de sa façade européenne, les réserves devraient
tomber tout naturellement. Dans l'Europe actuelle, en effet, la politique
agricole commune disparaîtra en raison du nombre trop considérable de paysans
qui demeurent en Pologne, dans les Pays baltes, pour ne pas parler des Balkans où
la productivité agricole est bien plus faible qu'en Turquie. Les aides régionales
seront de toute façon étalées et revues à la baisse pour toute l'Europe de
l'Est, et il y aurait bien du sens à en faire bénéficier une Turquie dont la
stabilité des frontières orientales est l'une des clefs fondamentales de la
stabilité du Moyen-Orient tout entier.
Personne ne prétend que l'adhésion de la Turquie vers 2020 environ sera une
partie de plaisir, mais tout cela est jouable d'autant plus que, comme nos
opinions européennes l'ignorent largement, les accords de libre-échange qui
nous lient à Ankara ont déjà fait entrer la Turquie dans l'espace économique
européen pour le plus grand bénéfice de nos entreprises.
Quel est donc le problème véritable, le seul, qui nous pose un dilemme
difficile à résoudre?
C'est celui de l'excédent et de la mobilité de la population turque. Le pays
connaît en effet un exode rural considérable, accéléré ces dernières années
par l'insécurité des régions orientales. Pour l'instant, il s'agit surtout
d'une immigration intérieure qui fait d'Istanbul une métropole active et
encore bien gérée de douze millions d'habitants, d'Ankara un centre urbain de
près de quatre millions et de petites cités industrielles comme Brousse,
Samsun ou Adana, des communautés millionnaires. Mais tous les historiens des
migrations ont établi que, lorsque l'exode rural se produit, la mobilité se
poursuit tout naturellement au-delà des frontières. On voit le phénomène à
l'œil nu au Mexique, il existait voici un siècle entre l'Europe centrale ou
l'Italie du Sud et les Américains. Or, le déplacement de cinq à dix millions
de citoyens turcs vers l'Europe occidentale ne serait pas une affaire indolore.
A cette objection, on peut faire les trois réponses suivantes:
1) La croissance actuelle de la Turquie (près de 8% l'année dernière, soit
presque autant que la Chine) est en train de créer, sur le modèle de l'Italie
des années 50, une grande quantité d'emplois sur place que manifestement les
Turcs préfèrent en grand nombre.
2) Il existe d'ores et déjà un modèle de retour de certains ouvriers et
cadres turcs vers la mère patrie, tel que l'Espagne et à présent le Portugal
l'ont connu ces dernières années. Qui n'a réussi à demander son chemin en
allemand en plein cœur de l'Anatolie, qui n'a été surpris de l'excellent français
parlé par tel restaurateur d'Istanbul?
Des aides européennes conséquentes pourraient fixer davantage de populations
sur place et inciter des travailleurs migrants à un retour positif en Turquie,
une fois leur épargne constituée par leur travail en Europe de l'Ouest.
3) En tout état de cause, et en attendant les effets de ce cycle économique
vertueux, l'Europe est parfaitement fondée à exiger d'une Turquie, qui y est
prête, des délais assez longs de transition. Cela n'a-t-il pas été fait en
son temps pour le Portugal et la Grèce? La liberté de déplacement des hommes
à l'échelle du continent européen est d'ailleurs le problème le plus délicat
à gérer aujourd'hui et tolérera, à l'évidence, entorses juridiques et
transitions administrées sans faiblesse. Ajoutons que, faute d'une ouverture
raisonnable à cette immigration, cette dernière se poursuivra sous des formes
non légales et donc bien pires sous l'angle de l'intégration. En dehors de ce
problème véritable de mobilité démographique, il n'y a que des avantages à
intégrer la Turquie à l'Europe. L'avantage économique est parfaitement évident.
Ce marché, bientôt d'une centaine de millions de consommateurs, qui entre en
ce moment même dans une période de solvabilité euphorique, représente un
eldorado pour l'industrie et les services européens, qui ne manqueront pas de bénéficier
d'un traitement de faveur sur leurs concurrents américains, japonais et russes
qui sont tout proches.
Les avantages politiques sont plus importants encore: depuis 1920, quelques
efforts qui aient été faits pour en dissimuler l'impact, notamment dans le
monde arabe, c'est la révolution kémaliste, modernisatrice et laïque, qui
donne le ton au monde musulman dans sa totalité. Istanbul demeure le phare de
l'islam, cette ville fabuleuse où se frottent à nouveau les cultures de
l'Ouest, du monde slave et byzantin et du monde turco-iranien: on y côtoie le
petit commerçant ukrainien, la famille moderne iranienne dont l'épouse et les
filles veulent se débarrasser quelques jours du voile que les sottes militantes
de l'islam turc cherchent volontairement à s'affubler, les touristes israéliens
échappés quelques jours à leur enfermement, les industriels américains et
japonais qui repartent vers le Caucase et l'Asie centrale en ayant pris une
bouffée de civilisation. Mettre cette modernité turque dans le camp de
l'Europe, c'est résoudre à moitié le problème que pose aujourd'hui à notre
continent la contiguïté géographique avec le cœur du monde islamique. Loin
d'opposer la Turquie à des régions comme le Maghreb ou l'Iran, cette entrée
dans une Europe plus souple sera, de manière immédiate, une incitation à la
modernisation accélérée de ces sociétés. Qui ne comprend que les militaires
du Maghreb, et tout particulièrement ceux d'Algérie, considèrent avec le plus
grand intérêt la phase de compromis historique que nous traversons en Turquie
en ce moment même?
Entre des islamistes peu à peu apprivoisés à la démocratie parlementaire, et
des militaires que l'on s'acharne stupidement à décrier dans les instances
européennes, alors qu'ils constituent, à n'en pas douter, le môle
d'occidentalisation de la Turquie et de maintien d'une certaine modernité et
d'une certaine dignité de l'Etat, il s'établit peu à peu un dialogue qui va
conduire au véritable respect mutuel des deux Turquie qui se font face, à la vérité,
depuis la fin du XIXe siècle. Qui ne comprend enfin qu'après une phase de
tension extrême, l'année dernière, les Kurdes d'Irak, longtemps protégés
contre Saddam par la présence implicite et explicite de l'armée turque, depuis
fort longtemps aussi très opposés aux tueurs du PKK, sont en train, eux aussi,
de trouver un compromis dynamique avec Ankara où la minorité turkmène se
trouve être majoritaire aux alentours du centre pétrolier de Kirkouk ainsi que
dans la métropole septentrionale de Mossoul?
Cette reconstitution progressive de l'alliance des Turcs et des Kurdes à
travers des réalités étatiques diverses sera, là aussi, un axe de stabilité
du Moyen-Orient. Mais, bien sûr, il y a l'islam. Une Europe paresseuse et
ignorante ne veut pas savoir que la majorité absolue des Turcs rejette intensément
l'intégrisme salafiste dont les ravages sont certains en Egypte et au Maghreb
ainsi que dans nos banlieues, où l'islam de Tarik Ramadan et de ses alliés
antimondialistes est déjà là encouragé par la décomposition morale de
l'extrême gauche. Les chiites turcs, Alévis et Beqtashis, repoussent tout intégrisme
depuis des siècles. Disciple le plus doué de Bartok, le grand compositeur
Saygun a écrit un opéra à la gloire de leur plus grand sage, Yunus Emre, dont
les idées étaient, à la fin du Moyen Âge, si proches de celles de Spinoza...
Même les confréries soufies sunnites, qui sont très présentes dans le parti
au pouvoir, connaissent, sous l'influence de ce chiisme et de ce paganisme
latents – introduits par les janissaires pour s'autoriser la danse mystique
–, la musique partout présente, l'égalité des femmes, incomparable avec le
reste de l'Orient, et même une certaine libre pensée encouragée par l'Ecole
juridique hanafite, la plus libérale de toutes. Aussi je n'hésite pas à écrire
que l'islam turc est pour notre Europe en voie de constitution bien davantage un
atout qu'un inconvénient. Pour quelques énergumènes violents que la Turquie
rejette de toute son âme, combien de sages soufis et de leaders religieux
auront rejoint la franc-maçonnerie depuis le début du siècle ou milités pour
la laïcité kémaliste qui, à terme, s'est avérée la chance véritable du développement
d'un islam émancipé et féministe?
Ce sont là les raisons impératives que nous aurions de considérer avec moins
de crainte et plus d'espoir la candidature d'une Turquie qui, depuis fort
longtemps pour la France, est notre amie, notre alliée. Que l'on me permette,
pour conclure, deux témoignages personnels – l'un qui concerne le passé,
l'autre l'avenir. En 1933, lorsque Hitler eut abattu son gigantesque poing sur
l'université allemande naufragée, ce ne fut pas la France ni l'Angleterre, ni
même la petite Hollande qui recueillirent ces milliers d'intellectuels jetés
sur les routes du monde, juifs comme non-juifs, mais la Turquie de Kémal, fidèle
en cela à la politique de Soliman le Magnifique et de Sélim Ier avec les persécutés
de l'Inquisition espagnole.
Un témoignage du présent enfin, à Bilkent, aux portes d'Ankara, sur une
steppe autrefois désolée, s'élève aujourd'hui la meilleure université du
Moyen-Orient dont les résultats sont supérieurs et comparables à ceux des
plus grandes universités américaines, puisque l'essentiel des cours s'y fait
en anglais (mais il existe déjà une petite section de français). Les cours y
sont donnés par des professeurs turcs – mais aussi anglais et américains
venus parfois d'Harvard et d'Oxford –, par une pléiade de mathématiciens et
de physiciens russes en quête de paix et de prospérité, le fondateur de génie
de cette œuvre totalement humaine est le Pr. Ihsan Dogramaci qui résume en lui
toute la Turquie en marche: ami intime de Robert Debré auquel il succédera à
la tête de l'Union pédiatrique internationale, petit-fils de l'un des généraux
les plus glorieux de l'armée ottomane, et chef religieux discret et laïque de
la communauté turkmène d'Irak qui cherche encore sa bénédiction. Des statues
de lui ont été élevées à Bakou par un Azerbaïdjan reconnaissant pour avoir
redressé en quelques années son système de santé. Cet homme et quelques
autres, dont Kemal Dervis qui pourrait à tout moment diriger avec compétence
la Banque centrale européenne, représentent par leur vie et leurs œuvres le véritable
espoir de l'Orient, l'un des atouts maîtres de l'Europe à venir.
Précisément, cet avenir réside dans la reconstitution rapide et non agressive
d'un noyau dur des membres fondateurs de l'Europe. Pourquoi ne pas utiliser
cette candidature turque nécessaire pour provoquer l'étincelle en ce domaine
et créer ainsi la contrepartie évidente à un élargissement aujourd'hui mal
maîtrisé? Ce n'est pas parce que nous avons manqué de vision ces dernières
années qu'il faut nous en prendre aux habituelles têtes de Turc.