Tête de Turc ?

 

ANALYSE
Ankara, "tête de Turc"?  
LE MONDE | 13.05.04

La Turquie fait-elle partie de l'Europe ? Un peu, beaucoup, pas du tout ? C'est "la" question de la campagne pour les élections européennes, la seule qui soulève les passions. Les réponses varient à l'infini. Elles se réfèrent à l'histoire, à la géographie, à la religion.
 
.. En un mot, à la raison. L'opinion, elle, ignore ces subtilités. Pour les Français, la Turquie c'est l'ailleurs, l'inassimilable, un autre continent.

Ce rejet se nourrit de clichés de langage qui structurent l'inconscient collectif : "tête de Turc", "à la turque",... La langue française offre un riche éventail de ces expressions qui trahissent la piètre opinion qu'on s'est toujours faite, en France, de la Turquie et de ce qu'elle représente.

La plus éloquente est une formule qui, même si elle est tombée en désuétude, illustre parfaitement ce rejet : "se faire Turc", en français du XIXe siècle, c'était "se faire musulman". Très longtemps, les deux mots ont été synonymes. Un Turc, c'était un "mahométan", et réciproquement. Il reste quelque chose de cette identification dans le subconscient des Français, une sorte de recul pavlovien à l'évocation du Turc, que certains opposants à la candidature d'Ankara s'emploient à raviver. "Non à la Turquie dans l'Europe", proclament, par exemple, les affiches de Philippe de Villiers (MPF), dont le "o" du "Non", écrit en rouge, a la forme d'un croissant.

Le croissant de l'islam menaçant la croix de la chrétienté. L'idée n'est qu'insinuée, mais cette manipulation des symboles suggère aux Français que dire "oui" à la Turquie, se mêler à elle, "se faire Turcs" en somme, ce serait sacrifier une part d'eux-mêmes au profit d'un islam croque-mitaine.

"AMBOUSAHIM OQUI BORAF"

La Turquie a beau essayer de combattre ces a priori, elle va de rebuffades en avanies tant cette crainte est enracinée. Au fur et à mesure qu'elle croit avoir touché au but, les Européens sont tentés de lui opposer un nouveau délai. Ainsi Jacques Chirac, qui ne la voit pas rejoindre l'Union avant dix ou quinze ans. Déboussolée sinon humiliée par ces dérobades, Ankara est devenue le souffre-douleur de l'Europe unie. Sa "tête de Turc".

L'expression, qui date elle aussi du XIXe siècle, désigne une tête coiffée d'un turban, une sorte de dynamomètre sur lequel on tapait dans les foires pour montrer sa force. Etre la tête de Turc de quelqu'un, en français d'aujourd'hui, c'est être en butte à ses sarcasmes et à ses plaisanteries. Ankara joue stoïquement ce rôle, que les préjugés et l'histoire lui ont légué.

Elle doit s'y faire : depuis toujours le Turc, le musulman, inspire une crainte irrationnelle. Il fait rire aussi, tel le Mamamouchi, le Grand Turc que Molière ridiculise en arabe de cuisine dans Le Bourgeois gentilhomme : "Ambousahim oqui boraf, Iordina, salamalequi."

Cette mode de l'orientalisme, des turqueries, date du XVIIIe siècle. Elle a inspiré à des peintres et à des écrivains des chefs-d'œuvre. Mais cette vogue a échoué à rehausser l'image des héritiers de l'Empire ottoman. Au contraire, l'ostracisme et la dépréciation continuent de dominer le vocabulaire courant, même lorsque l'invocation du Turc se colore d'admiration.

Etre "fort comme un Turc", ce n'est pas être costaud, dur à la tâche, résistant. C'est être une brute, qui plus est sans cervelle. La formule est très proche du "C'est un vrai Turc !" qui, au XVIIe siècle, se disait d'un homme sans pitié. Elle rappelle l'expression "traiter quelqu'un de Turc à Maure", c'est-à-dire avec cruauté. C'est ainsi que les Turcs étaient réputés se conduire avec les Maures d'Afrique.

A l'aube du XXIe siècle, l'époque du tourisme de masse et d'Internet, l'inconscient collectif perçoit toujours le Turc comme un être archaïque qui, sur l'échelle de l'évolution, n'est pas parvenu à la station debout. "A la turque" veut dire "accroupi", pour tuer le temps ou satisfaire ses besoins naturels. Dans le langage trivial des casernes et des cours d'école, des "chiottes à la turque" ce sont des toilettes sans siège, incommodes et malodorantes.

Cet inconscient est si fort que les partis politiques ont renoncé, sous divers prétextes, à faire la pédagogie de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. L'un après l'autre, ils ont emboîté le pas à l'opinion, submergés à leur tour par le torrent de préjugés que charrie la langue française.

Bertrand Le Gendre