PEINTURE ET LAICITE

Bedri Baykam, le kémalisme et le pop art
Surnommé l'"Andy Warhol de la Turquie", le peintre mêle à son œuvre son combat pour la laïcité et s'inquiète de la récente victoire du parti islamique AKP aux élections législatives.
Du haut de son atelier, qu'il occupe depuis une douzaine d'années, Bedri Baykam peut contempler la ville d'Istanbul dans son agitation permanente. Situé au dernier étage d'un ancien monastère arménien transformé en art factory par de jeunes artistes d'avant-garde, il se trouve à la lisière d'un ensemble de bidonvilles, où s'entassent par milliers des familles anatoliennes déracinées, et de l'ancien quartier cosmopolite de Beyoglu, en pleine effervescence culturelle. Un espace de création où l'artiste s'imprègne des vibrations de la cité et trouve une atmosphère créatrice propice à son imagination débordante.

Bedri Baykam est aujourd'hui l'un des artistes contemporains les plus célèbres de Turquie. "Cela fait quarante ans que je suis reconnu en Turquie. J'ai fait ma première exposition à l'âge de six ans, à Ankara, en 1963." Celui que la presse qualifie de "Matisse turc" voit son succès critique s'étendre très vite au-delà des frontières nationales, en exposant régulièrement dans les principales capitales européennes ou aux Etats-Unis.

Parvenu à l'âge adulte, Baykam réside une douzaine d'années à Paris et en Californie, où il étudie l'économie, l'art dramatique, la peinture et le cinéma. De l'"art spontané" de l'enfance, son œuvre évolue vers le néo-expressionnisme, dont il s'attribue la paternité. "A l'époque où je peignais La Chambre de la prostituée, en 1981, l'un de mes travaux les plus connus, la "nouvelle peinture" n'était pas encore annoncée en tant que telle en Europe et aux Etats-Unis. Cela viendra plus tard avec des artistes comme Combas, Di Rosa ou Blais." Ce séjour prolongé à l'étranger lui fait intensément ressentir la force des "préjugés"du monde de l'art contemporain envers les artistes des pays "périphériques" ou du tiers-monde. "L'histoire de l'art contemporain est un fait accompli du monde occidental", assène-t-il, en dénonçant la vision exclusivement folklorique, exotique ou ethnique de l'art non occidental véhiculée par les directeurs de musées, les galeries ou les revues d'art.

Lancé en 1994 comme une action de "guérilla culturelle", son fameux manifeste Du droit des singes à peindre marque l'apogée de dix années de lutte menée à défendre les droits des artistes "zoulous" face à un impérialisme culturel occidental jugé doublement usurpateur. "L'Occident s'approprie l'héritage culturel du tiers-monde tout en lui déniant la légitimité de produire un art contemporain à caractère universel." Et, conclut-il en riant, "nous, dans les Biennales, on ne sert que d'épices pour apporter plus de couleurs".

Signant ses œuvres du slogan "Meet Bedri the Turk", "en référence aux cigarettes Camel des années 1970", l'artiste se livre en retour à une joyeuse et festive entreprise de dynamitage des stéréotypes les plus ancrés sur la Turquie, à coups de happenings délirants, de peep-shows suggestifs ou de regard orientaliste détourné. "Dans mes installations de live art, je mélange collages, graffitis, peintures de grand format et bandes sonores pour toucher aux cinq sens." Adepte du détournement d'icônes nationales ou populaires, il s'impose comme le principal représentant du pop art en Turquie, où on le compare volontiers à Andy Warhol.

VOLUPTÉ ORIENTALE ET VOYEURISME

L'érotisme est devenu, dans les dernières années, l'un des thèmes d'inspiration privilégiés chez Bedri Baykam. Girly Plots (intrigues féminines), dernière série de portraits de pin-up de bazar, et Les Intrigues du harem - "mes turqueries" -, présentées à la foire Art Paris en octobre 2002, mêlent volupté orientale, voyeurisme et provocation légèrement subversive à l'attention d'un public occidental sans doute peu acclimaté à de tels débordements de la part d'un artiste issu d'un pays de culture musulmane.

Le retour en Turquie, en 1987, marque un tournant majeur pour Baykam. Il dicerne alors dans la montée de l'islam politique l'une des principales "menaces" de la décennie suivante. "Le climat politique s'est dégradé rapidement. La révolution islamique d'Iran, qui voulait s'exporter, soutenait les islamistes turcs. Et les assassinats d'intellectuels laïques ont commencé. J'ai voulu donner des avertissements publics avec mon art, mais on ne m'a pas pris au sérieux."

Entré en résistance, il donne une impulsion nouvelle à son œuvre en devenant l'un des précurseurs de l'art politique multimédia en Turquie. En 1987, La Boîte de la démocratie, œuvre interactive invitant les visiteurs à voter, préfigure le lancement d'une série de grandes "installations politiques" consacrées aux principaux événements fondateurs de la nation.

La politisation de son art coïncide chez Baykam avec un engagement personnel profond. Issu d'un milieu familial républicain, avec un père député kémaliste, il devient au cours de ces années un défenseur très actif de la démocratie et de la laïcité dans le sillage de Kemal Atatürk, le fondateur de la République laïque et moderne. Un "génie révolutionnaire" dont l'héritage doit être perpétué quel qu'en soit le prix. "J'applaudis le coup d'Etat post-moderne du 28 février 1997 contre le gouvernement islamiste, s'exclame-t-il. L'armée a voulu sauvegarder la République et le régime parlementaire. Sinon la Turquie serait entrée dans une guerre civile." Activiste du parti kémaliste, auteur d'une dizaine d'ouvrages politiques, il porte une arme depuis dix ans. A ceux qui le jugent un brin paranoïaque, Baykam réplique : "La plupart des intellectuels kémalistes assassinés depuis 1990 étaient mes amis. Nous sommes solidaires dans la cause."

Après l'arrivée à la tête du gouvernement du parti islamiste AKP, l'artiste n'apparaît guère convaincu par les bonnes intentions affichées envers le respect de la démocratie. "Je ne suis pas dupe. Leur volonté démocratique n'est qu'une façade. Ils vont se servir de la démocratie pour mieux la liquider." Il ne croit pas davantage aux convictions pro-européennes du parti de Recep Tayyip Erdogan.

Agitateur culturel et activiste politique, libertaire défenseur de toutes les libertés, y compris "pornographique", le provocateur Bedri reste-t-il pour autant optimiste ? "Pour la Turquie, toujours. J'ai confiance dans la lutte des forces démocratiques, y compris celles de l'art."

Nicolas Monceau

Exposition permanente à la galerie Lavignes-Bastille, 27, rue de Charonne, Paris-11e. Tél. : 01-47-00-88-18. Sur Internet : www.bedribaykam.com


Biographie

1957
Naissance à Ankara.

1963
Première exposition à Ankara et en Europe.

1987
Retour en Turquie après douze années passées à l'étranger.

1994
Manifeste du "Droit des singes à peindre".

2002
Exposition "Girly Plots-Intrigues féminines" présentée à Istanbul et à Paris.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 04.03.03