Uzak
réalisé par Nuri Bilge Ceylan
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A quoi tient la grâce d’un plan ? A quoi tient l’absolue
certitude que c’est celui-là, et pas un autre, qui va créer
la tension d’un récit, refléter l’intériorité d’un
personnage, lancer un film ? Dans Uzak, le troisième film du
cinéaste turc Nure Bilge Ceylan, l’évidence surgit
d’emblée : Yusuf a quitté son village pour chercher du
travail à Istanbul, il squatte chez Mahmut, lointain cousin,
et il regarde par la fenêtre, au petit matin, la neige
recouvrir la ville. Bien sûr, il y l’idée de la glaciation
des cœurs et des âmes – que les personnages ressentent
plus ou moins consciemment – mais la dimension symbolique de
l’image est discrète, elle vient après son aspect
strictement concret : la beauté du paysage, le regard de
Yusuf (incrédule, émerveillé ? notre regard...), la
justesse que c’est cette vision-là qui va installer le
tempo, laid-back, feutré, du film...
Donc Mahmut et Yusuf, qui cohabitent du mieux qu’ils
peuvent. Souris des villes, souris des champs : les rongeurs,
l’histoire le dit clairement lors de deux scènes assez
poilantes, sont là pour être attrapés, scotchés sur une
bande de papier collant, englués dans la mort comme les
hommes dans la vie. Mahmut est un photographe qui rêvait de
cinéma et qui a peu à peu réduit ses ambitions
professionnelles (il compose des natures mortes pour une
entreprise de carrelage) et affectives (divorce, regret, vie
amoureuse réduite à des rencontres fugaces) ; Yusuf est un
type simple qui, comme son père, a perdu son boulot : usine
fermée, province reculée, désormais sinistrée.
Désarroi existentiel, affectif, d’un côté, dépression économique
de l’autre, ces deux crises-là se répondent, se complètent.
Voilà le sujet du film : comment ces deux types que tout sépare
sauf l’origine, et que réunit accidentellement la solitude
de la grande ville, vont se tourner autour, se trouver ou se
rater, se comprendre ou s’ignorer. C’est un cinéma fait
de petites cocasseries quotidiennes – une drôle de comédie
placide -, une addition de petites touches extrêmement
subtiles qui composent deux beaux portraits impressionnistes
– ne pas citer les acteurs, Muzaffer Özdemir et Mehmet Emin
Toprak, ce dernier malheureusement disparu depuis, serait une
injustice. Nuri Bilge Ceylan manie en maître l’art de la
suggestion ironique, du clin d’œil tragi-comique, et fait
de ces deux-là nos amis, nos frères. Merci.
Aurélien Ferenczi
Turquie, 1h50. Avec : Muzaffer Özdemir, Mehmet Emin Toprak,
Zuhal Gencer Erkaya, Nazan Kirilmis...
Nuri Bilge Ceylan
réalisateur de Uzak
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"Les gens de cinéma aiment faire croire qu’il est
très difficile, très compliqué de faire du cinéma. Comme
pour dissuader ou décourager les autres", dit-il
sans amertume. Nuri Bilge Ceylan s’excuse ainsi d’avoir
attendu "deux fois dix ans" avant d’oser
manipuler sa première caméra. À 16 ans, il titube en
sortant du Silence de Bergman. À 36 ans, il réalise
son premier court-métrage. Et entre temps ? Un gouffre
existentiel, comme celui où, désormais, ses personnages se
débattent à sa place. Dans le magnifique Nuages de mai
(2000), ou dans Uzak ("Lointain"), son
troisième long métrage, en compétition cette année.
Naissance à Istanbul, enfance campagnarde, interminable
adolescence, en glandeur esseulé et contemplatif, avide de
films jusqu’à en voir trois par jour (Ozu, Bresson,
Antonioni, mais aussi tout ce qu’il pouvait voir là où
il se trouvait)... Nuri Bilge Ceylan n’a connu qu’un
seul répit à ses angoisses de jeunesse : le service
militaire, car, dit-il, "au moins, il n’y avait
pas le choix". Le reste du temps, il fut élève
ingénieur en Turquie, barman à Londres, crapahuteur au Népal,
et enfin, pendant une dizaine d’année, photographe attitré
d’une entreprise de céramique d’Istanbul : "C’était
ennuyeux et déprimant, car il fallait montrer les
carrelages tels qu’ils n’étaient pas en réalité. Dès
que j’ai commencé à faire des films, j’ai pris le
parti inverse."
Il s’est toujours débrouillé tout seul, achetant son
propre matériel, filmant ses parents, ses amis, le village
de sa famille (Nuages de mai), et même son
appartement actuel (Uzak) : "Je n’ai pas de
producteur, car aucun ne voudrait de moi, et aussi parce que
je me sentirais obligé de répondre à ses attentes, comme
pour les carrelages. Avec chacun de mes films, je gagne
juste assez pour financer le suivant." De toute façon,
la Turquie ne produit qu’une quinzaine de films par an, et
pour la plupart, trop formatés pour lui, même si une
nouvelle génération émerge, plus libre et plus
aventureuse. Nuri Bilge Ceylan se retrouve ainsi le chef de
file naturel d’une petite nouvelle vague. Comme Kiarostami,
l’une de ses références, il ne donne pas de scénario à
ses acteurs. À eux, souvent, de trouver les mots pour
exprimer le sens, le mouvement de telle scène.
Dans Uzak, quasi-huis clos entre deux cousins
antagonistes dans un intérieur d’Istanbul à l’heure
d’hiver, tout renvoie à la piste intime : les lieux, le
travail du personnage principal (photographier des
carrelages !), l’acteur qui jouait déjà l’alter ego du
cinéaste dans Nuages de mai, la présence de son
propre cousin, aujourd’hui décédé... Cela rapproche
Nuri B. Ceylan de Nanni Moretti ou de Woody Allen, mais
certainement pas de la pure autobiographie : "Il y a
de moi dans les deux personnages, le cousin fruste et le
photographe aigri. Mais ma vie n’est ni celle de l’un ni
celle de l’autre", dit-il. Sa vie, c’est
aujourd’hui de préparer un troisième long métrage, à
nouveau en artisan solitaire. Et aussi d’aller, mais en
compagnie de son épouse, tous les soirs au cinéma.
Louis Guichard
Source : Telerama du 21.05.03
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