CANNES 2003


Cannes: doublé pour la Turquie

CANNES (Reuters) - La Palme d'or du 56e festival de Cannes est revenue dimanche soir à "Elephant", un long métrage du cinéaste américain Gus Van Sant.

« Elephant » remporte en outre le Prix de la mise en scène.

Projeté dimanche dernier, il fut le premier véritable moment fort de la compétition. En 80 minutes, Gus Van Sant restitue une vision terrifiante d'une journée ordinaire qui tourne au drame dans un lycée des Etats-Unis.

Comme « Bowling for Columbine », le documentaire de Michael Moore projeté l'an passé à Cannes, le réalisateur de « My Own Private Idaho » s'attaque à la question des tueries qui ont ensanglanté non le seul lycée de Columbine mais plusieurs lycées américains de 1997 à 1999.

Le jury du 56e festival de Cannes a procédé cette année par accumulation et son président, Patrice Chéreau, a bien précisé qu'il avait demandé pour ce faire de déroger à la règle, un film ne pouvant en principe recevoir plus d'un prix, sauf si le deuxième prix est un prix d'interprétation.

C'est ainsi que le film « Uzak » (Lointain), du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, reçoit le Grand Prix, tandis que son duo d'acteurs Muzaffer Ozdemir et Mehmet Emin Toprak, ce dernier étant décédé depuis lors, se voit distingué d'un double Prix d'interprétation masculine.

Pareillement, « Les invasions barbares », du réalisateur canadien Denys Arcand, reçoit le Prix du scénario et sa principale actrice, Marie-Josée Croze, le Prix d'interprétation féminine.

La cinéaste iranienne Samira Makhmalbaf s'est vu attribuer le « Prix du Jury » pour « A cinq heures de l'après-midi » (Panj é Asr).

25/05/2003

Voici le palmarès du 56e festival international du film de Cannes:

Palme d'or: ELEPHANT, Gus Van Sant (USA)

Grand Prix: UZAK, Nuri Bilge Ceylan (Turquie)

Prix d'interprétation féminine: Marie-Josée Croze pour LES INVASIONS BARBARES

Prix d'interprétation masculine: Muzaffer Özdemir et Mehmet Emin Toprak ex-aequo pour UZAK

Prix de la mise en scène: ELEPHANT, Gus van Sant (USA)

Prix du scénario: LES INVASIONS BARBARES, Denys Arcand (Canada)

Prix du jury: À CINQ HEURES DE L'APRÈS-MIDI, Samira Makhmalbaf (Iran)

Caméra d'or: RECONSTRUCTION, Christopher Boe (Danemark)

Palme d'or du court métrage: CRACKER BAG, Glendyn Ivin (Australie)

Prix du jury du court métrage : L'HOMME SANS TÊTE, Juan Solanas (France)


Cannes. Américains et Turcs raflent la mise

Le jury présidé par Patrice Chéreau a créé la surprise en décernant hier soir la Palme d ' or du 56 e Festival de Cannes à « Elephant » de l ' Américain Gus Van Sant . Oubliés : le cinéma français et le favori « Dogville » de von Trier.

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Nuri Bilge Ceylan, le réalisateur du film turc « Uzak » (Grand Prix du jury) et son épouse. (Photos AFP)

Bravant le règlement, le jury a décerné la Palme d'or et le Prix de la mise en scène à un même film : « Elephant » , de Gus Van Sant, inspiré par la violence des jeunes aux Etats-Unis, notamment la tuerie du lycée de Columbine.
La Turquie avec un nouveau venu, l ' Iran avec la benjamine et le Canada sont les autres vainqueurs d ' un palmarès qui privilégie le cinéma d ' auteur mais parle aussi au cœur.
Malgré la présence de cinq films français sur les vingt candidats, dont les vétérans André Téchiné, Bertrand Blier ou Claude Miller, aucun n ' a trouvé grâce aux yeux du jury, qui aurait eu beaucoup de mal à établir son palmarès.
Contre toute attente, le Danois Lars von Trier, qui avait fait sensation à mi-parcours avec « Dogville » , parabole cruelle sur le bien et le mal avec Nicole Kidman, n ' a pas réalisé de doublé, après la Palme d ' or remportée il y a trois ans pour « Dancer In The Dark » . Pas de chance non plus pour « Mystic River » , le polar crépusculaire de Clint Eastwood.

Deux acteurs turcs
distingués

En revanche, « Les invasions barbares » du Québecois Denys Arcand se place deux fois au palmarès avec le Prix du scénario et celui de la meilleure interprétation féminine pour la jeune Marie-José Croze.
Autre succès : celui du film turc « Uzak » de Nuri Bilge Ceylan. Il remporte le Grand Prix du jury et un double prix d'interprétation masculine avec deux acteurs non professionnels ( Muzaffer Ozdemir et Mehmet Emin Toprak, décédé au lendemain de la sélection du film dans un accident de voiture ).
Dans ce palmarès très masculin, l'Afghane Samira Makhmalbaf, 23 ans, benjamine de la compétition, a dédié son Prix du jury pour « A cinq heures de l ' après-midi » « à toutes les femmes du monde » .

Le Télégramme 26/05/2003

Uzak
réalisé par Nuri Bilge Ceylan
 

A quoi tient la grâce d’un plan ? A quoi tient l’absolue certitude que c’est celui-là, et pas un autre, qui va créer la tension d’un récit, refléter l’intériorité d’un personnage, lancer un film ? Dans Uzak, le troisième film du cinéaste turc Nure Bilge Ceylan, l’évidence surgit d’emblée : Yusuf a quitté son village pour chercher du travail à Istanbul, il squatte chez Mahmut, lointain cousin, et il regarde par la fenêtre, au petit matin, la neige recouvrir la ville. Bien sûr, il y l’idée de la glaciation des cœurs et des âmes – que les personnages ressentent plus ou moins consciemment – mais la dimension symbolique de l’image est discrète, elle vient après son aspect strictement concret : la beauté du paysage, le regard de Yusuf (incrédule, émerveillé ? notre regard...), la justesse que c’est cette vision-là qui va installer le tempo, laid-back, feutré, du film...
Donc Mahmut et Yusuf, qui cohabitent du mieux qu’ils peuvent. Souris des villes, souris des champs : les rongeurs, l’histoire le dit clairement lors de deux scènes assez poilantes, sont là pour être attrapés, scotchés sur une bande de papier collant, englués dans la mort comme les hommes dans la vie. Mahmut est un photographe qui rêvait de cinéma et qui a peu à peu réduit ses ambitions professionnelles (il compose des natures mortes pour une entreprise de carrelage) et affectives (divorce, regret, vie amoureuse réduite à des rencontres fugaces) ; Yusuf est un type simple qui, comme son père, a perdu son boulot : usine fermée, province reculée, désormais sinistrée.
Désarroi existentiel, affectif, d’un côté, dépression économique de l’autre, ces deux crises-là se répondent, se complètent. Voilà le sujet du film : comment ces deux types que tout sépare sauf l’origine, et que réunit accidentellement la solitude de la grande ville, vont se tourner autour, se trouver ou se rater, se comprendre ou s’ignorer. C’est un cinéma fait de petites cocasseries quotidiennes – une drôle de comédie placide -, une addition de petites touches extrêmement subtiles qui composent deux beaux portraits impressionnistes – ne pas citer les acteurs, Muzaffer Özdemir et Mehmet Emin Toprak, ce dernier malheureusement disparu depuis, serait une injustice. Nuri Bilge Ceylan manie en maître l’art de la suggestion ironique, du clin d’œil tragi-comique, et fait de ces deux-là nos amis, nos frères. Merci.
Aurélien Ferenczi


Turquie, 1h50. Avec : Muzaffer Özdemir, Mehmet Emin Toprak, Zuhal Gencer Erkaya, Nazan Kirilmis...


Nuri Bilge Ceylan
réalisateur de Uzak

 
 
 
"Les gens de cinéma aiment faire croire qu’il est très difficile, très compliqué de faire du cinéma. Comme pour dissuader ou décourager les autres", dit-il sans amertume. Nuri Bilge Ceylan s’excuse ainsi d’avoir attendu "deux fois dix ans" avant d’oser manipuler sa première caméra. À 16 ans, il titube en sortant du Silence de Bergman. À 36 ans, il réalise son premier court-métrage. Et entre temps ? Un gouffre existentiel, comme celui où, désormais, ses personnages se débattent à sa place. Dans le magnifique Nuages de mai (2000), ou dans Uzak ("Lointain"), son troisième long métrage, en compétition cette année.

Naissance à Istanbul, enfance campagnarde, interminable adolescence, en glandeur esseulé et contemplatif, avide de films jusqu’à en voir trois par jour (Ozu, Bresson, Antonioni, mais aussi tout ce qu’il pouvait voir là où il se trouvait)... Nuri Bilge Ceylan n’a connu qu’un seul répit à ses angoisses de jeunesse : le service militaire, car, dit-il, "au moins, il n’y avait pas le choix". Le reste du temps, il fut élève ingénieur en Turquie, barman à Londres, crapahuteur au Népal, et enfin, pendant une dizaine d’année, photographe attitré d’une entreprise de céramique d’Istanbul : "C’était ennuyeux et déprimant, car il fallait montrer les carrelages tels qu’ils n’étaient pas en réalité. Dès que j’ai commencé à faire des films, j’ai pris le parti inverse."

Il s’est toujours débrouillé tout seul, achetant son propre matériel, filmant ses parents, ses amis, le village de sa famille (Nuages de mai), et même son appartement actuel (Uzak) : "Je n’ai pas de producteur, car aucun ne voudrait de moi, et aussi parce que je me sentirais obligé de répondre à ses attentes, comme pour les carrelages. Avec chacun de mes films, je gagne juste assez pour financer le suivant." De toute façon, la Turquie ne produit qu’une quinzaine de films par an, et pour la plupart, trop formatés pour lui, même si une nouvelle génération émerge, plus libre et plus aventureuse. Nuri Bilge Ceylan se retrouve ainsi le chef de file naturel d’une petite nouvelle vague. Comme Kiarostami, l’une de ses références, il ne donne pas de scénario à ses acteurs. À eux, souvent, de trouver les mots pour exprimer le sens, le mouvement de telle scène.

Dans Uzak, quasi-huis clos entre deux cousins antagonistes dans un intérieur d’Istanbul à l’heure d’hiver, tout renvoie à la piste intime : les lieux, le travail du personnage principal (photographier des carrelages !), l’acteur qui jouait déjà l’alter ego du cinéaste dans Nuages de mai, la présence de son propre cousin, aujourd’hui décédé... Cela rapproche Nuri B. Ceylan de Nanni Moretti ou de Woody Allen, mais certainement pas de la pure autobiographie : "Il y a de moi dans les deux personnages, le cousin fruste et le photographe aigri. Mais ma vie n’est ni celle de l’un ni celle de l’autre", dit-il. Sa vie, c’est aujourd’hui de préparer un troisième long métrage, à nouveau en artisan solitaire. Et aussi d’aller, mais en compagnie de son épouse, tous les soirs au cinéma.


Louis Guichard

Source : Telerama du 21.05.03