DEGUSTATION



A Izmir, la dégustation d'huiles d'olive

Izmir (turquie) de notre envoyé spécial
Le Monde du 05/11/2002

La grande salle du dixième étage de l'hôtel Mercure, à Izmir (Turquie), a une qualité : sa vue imprenable sur la baie de l'ancienne Smyrne, entourée de son vaste cirque de collines, sillonnée par des ferries et abritant d'improbables cargos. Ce matin-là, il y règne une agitation bavarde qui se fige brusquement quand Hassan Açanal, maître de cérémonie, exige "trois minutes de silence avant la dégustation".

L'affaire est sérieuse : les membres les plus éminents du Conservatoire des cuisines méditerranéennes, regroupement culturo-culinaire qui prône le rapprochement des peuples par celui des nourritures, sont là pour goûter des huiles d'olive dans le cadre du 1er Festival des arts culinaires méditerranéens, coorganisé avec le ministère turc de la culture. Chacun des participants a devant lui sept petits verres au ventre rebondi, de ceux qui servent à toute la Turquie à boire son thé dans la rue en parlant du commerce ou des élections.

Les verres sont tous marqués d'une lettre de A à G, et sur chaque table sont installées des petites carafes, affublées du même code, afin de garder secrète la provenance des huiles en dégustation. Chacun dispose d'un formulaire d'évaluation qui lui permettra de noter les huiles en fonction des critères que viennent de rappeler les trois modérateurs de la séance, un Turc, un Arabe israélien et une Espagnole. Silence parfait. On verse le premier échantillon dans le petit verre, qu'on serre dans la paume des mains pour obtenir la bonne température. Puis, d'un geste franc, narines ouvertes, on se met en bouche une bonne rasade d'huile – et une seule.

On mâchonne, on ouvre un peu les lèvres, on avale. Et l'on tâche de noter, de 1 à 5, les trois qualités essentielles de l'huile des dieux : son fruité, son âpreté et son piquant, cette ardence qui vient gratter le fond de la gorge quelques secondes après l'ingurgitation et dont les saveurs vous transportent dans l'oliveraie. Si l'on en trouve un, on inscrit dans une case blanche un des défauts de l'huile avalée, ainsi répertoriés : "Moisi, pourri, vinaigré, boueux, métallique, rance." Un quartier de pomme, du pain, une grande gorgée d'eau, bouche lavée, on passe à une autre des sept huiles représentant chacune l'excellence des pays en lice : Espagne, France, Grèce, Israël, Liban, Tunisie, Turquie.

On proclamera le résultat le soir, en présence du ministre turc de la culture et député d'Izmir, Suat Çaglayan, au milieu des ruines de la cité antique d'Ephèse, spécialement ouvertes pour le conservatoire. Sous la somptueuse façade de la bibliothèque de Celsius, l'huile de Crète remporte le trophée, mais le buffet de fromages turcs servis au pied de l'amphithéâtre d'une beauté à couper le souffle fera oublier aux autres une défaite bien légère. Car ces cuisiniers, gastronomes, boulangers, critiques, théoriciens, restaurateurs, agents touristiques, marchands de vin, hôteliers, ingénieurs, bureaucrates qui forment l'étrange confrérie du Conservatoire des cuisines méditerranéennes sont plutôt des hommes de coopération que de compétition.

Le Festival d'Izmir en était d'ailleurs l'illustration. Chaque pays avait en effet délégué un cuisinier – accompagné d'un aide – afin qu'il vienne dans un restaurant de la ville confier au chef qui les recevait quelques-uns de ses secrets. Ainsi Patricia Rebufa, arrivée du Var, a-t-elle expliqué avec force gestes à des cuisiniers turcs sa cuisine d'aromatiques au restaurant Bonjour, qui la servait à des clients ravis. Lalla Dallara et Maria Ceccarelli, venues d'Italie, présentaient un risotto de mer, joyeux et salé, au Gilda, où l'on pouvait encore manger le soir en terrasse. Les Crétois Yannis Lapas et Chrysostomos Bousoulis officiaient, eux, au 1888 : ce restaurant loge dans une villa patricienne érigée au temps de la Smyrne grecque par un Syrien orthodoxe pour sa fille aimée.

Plafonds décorés de stuc peint, boiseries sombres, balcons suspendus au-dessus du jardin rafraîchi par les feuillages : l'élégance du lieu seyait à leur ronde de légumes farcis de légumes. Dans ce cadre propice aux nostalgies, une Américaine du New York Times, une journaliste japonaise ébahie, des cuisiniers israéliens, heureux d'échapper quelques heures aux affres que traversent leurs pays, ont donc longtemps discuté des mérites respectifs des cuisines catalane, tunisienne ou turque dans le traitement de l'aubergine, de la dorade et de l'olive. Tout cela était assez adapté à l'âme cosmopolite de la vieille Smyrne, devenue l'Izmir aux 3 millions d'habitants.

Michel Samson