EXIL ET ECRITURE

 

Ecriture de l'exil, exil de l'écriture 

par Nedim Gürsel

Ecrire est une expérience qui isole. La feuille blanche exige la solitude, ce terrible recueillement à la clarté déserte d'une lampe qui donnait le vertige à Stéphane Mallarmé. Celui-ci n'a pu surmonter l'épreuve qu'en écartant la lampe : "On n'écrit pas, lumineusement, sur champ obscur." Et Franz Kafka, qui n'était " rien que littérature", selon ses propres termes, parle à Felice d'un singulier projet : s'installer avec une lampe et ce qu'il faut pour écrire au cœur d'une vaste cave isolée. "On n'est jamais assez seul quand on écrit, dit-il. Lorsqu'on écrit, il n'y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit."

Bien que j'habite Paris depuis près de vingt-cinq ans – un quart de siècle n'est pas rien dans la vie d'un mortel ! –, j'ai l'impression d'habiter la cave où la lampe de Kafka reste toujours allumée.

A vrai dire, je n'habite pas une ville ou un pays, mais deux langues. Ou plutôt, je peux le dire à présent, ayant derrière moi un certain nombre de livres écrits en turc et quelques-uns en français, que je me retrouve entre deux langues, comme on peut être assis entre deux chaises. Cette double appartenance n'est pas facile à vivre.

Le turc est ma cave, où je suis dans l'écriture comme le noyau dans le fruit. J'écris donc dans ma langue maternelle, et cela me rassure.

Pourtant, je suis traversé dans ma vie quotidienne par la langue française, qui me hante. Parfois, elle parvient à briser les murs de ma cave et déclenche dans mon écriture un mécanisme irréversible, une sorte de déchirure. Je n'arrive plus à maîtriser les règles de ma langue. Je veux dire par là que la langue française, ce lieu d'exil par excellence, commence à structurer mes phrases, qu'elle bouleverse ma syntaxe, alors que je continue d'écrire en turc. Ainsi, je reste accroché aux mots de mon enfance que la pratique quotidienne du français libère en moi, pour résister au flot de l'actualité.

C'est, je crois, à la définition que Joseph Brodski donne de l'écrivain exilé que ma situation ressemble le plus. "Pour les gens de notre profession, écrit Brodski, l'état d'exil est avant tout un événement linguistique. Projeté dans un ailleurs, l'écrivain se réfugie chez sa langue maternelle. Pour ainsi dire, sa langue, qui était son épée, devient son bouclier, son navire spatial. Ce qui commença par être une affaire privée et intime avec sa langue finit par devenir, en exil, son destin, avant même qu'elle ne devienne une obsession ou un devoir."

Dans ce sens, je ne pourrais dire que ma langue maternelle est devenue une obsession pour moi et le français un devoir. Certes, il arrive à un écrivain vivant dans un autre pays que le sien de changer de langue : Joseph Conrad, Panait Istrati, Samuel Beckett, Tristan Tzara, Vladimir Nabokov, Jorge Semprun, Hector Bianciotti, Emile Cioran. Un essai de ce dernier, intitulé Les Avantages de l'exil, illustre parfaitement les difficultés de cet état, mais aussi les possibilités d'enrichissement et d'épanouissement qu'il engendre.

Je me référerai encore une fois à Brodski : "On peut considérer le mot exil comme n'étant peut-être pas le terme le plus approprié pour décrire l'état d'un écrivain forcé – par l'Etat, la peur, la misère, l'ennui – de quitter son pays."

Pour moi aussi, il n'est d'exil qu'au pluriel, et qu'importent les raisons et les motivations ! J'appelle exil ce lieu où les mots s'enracinent dans l'imaginaire d'un homme solitaire, étranger dans son propre pays ou ailleurs, et qui considère l'écriture comme une forme d'existence malgré les vicissitudes de l'histoire.

Tout au début, l'exil n'a pas été un choix pour moi, mais une contrainte comme pour beaucoup d'autres. En 1971, j'ai quitté la Turquie après un coup d'Etat militaire pour échapper à un procès de presse. J'en ai eu d'autres depuis, deux de mes livres ont été saisis en 1981 et 1983.

Pourtant, je ne pense pas que l'on puisse réduire l'état d'exil à une contrainte d'ordre politique ou idéologique. Sinon, que dirions-nous de James Joyce, d'Ernest Hemingway ou de Rainer Maria Rilke, qui sont des exilés par excellence ! La littérature du XXe siècle est en grande partie une littérature d'exil, où diverses sensibilités s'expriment à travers une destinée commune : le départ et l'errance.

Il a fallu que je quitte Istanbul sans espoir d'y retourner un jour, et une fois en terre d'exil, séparé des miens et coupé de ma langue maternelle, il a fallu que j'erre fiévreusement de ville en ville pour comprendre le sens profond de ce dicton populaire turc qui résonne en moi comme la voix du destin : "La vie a une fin, mais jamais le chemin."

Je pense que l'exil, au sens large du terme, est un des destins possibles pour l'écrivain de notre époque. En tout cas, je peux dire que c'est le mien.

 

Nedim Gürsel, écrivain turc, est directeur de recherche au CNRS. Il intervient, ainsi que Reza Daneshvar, au cours des Journées hugoliennes sur l'exil et la tolérance organisées par le Sénat les 15 et 16 novembre au Palais du Luxembourg.

 

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.11.02

 

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