L'affaire Fadil AKGÜNDÜZ

 

Des milliers de Turcs en Europe victimes d'une escroquerie
Un homme d'affaires véreux proche des islamistes aurait soustrait plus de 1,5 milliard d'euros
Bruxelles, Istanbul de nos correspondants

Devant la Maison de la pensée d'Atatürk de Belgique, à Schaerbeek, commune de l'agglomération bruxelloise, deux Turcs acceptent de parler et se disent simplement honteux et tristes. Honteux de s'être laissé rouler, tristes d'avoir sacrifié des économies patiemment accumulées. Tous deux figurent, en effet, parmi les milliers de victimes d'un incroyable fraude orchestrée par Fadil Akgündüz, 44 ans, un ingénieur contre lequel le ministère public vient de réclamer jusqu'à mille deux cent trente-cinq années de prison dans son pays. Au total, Akgündüz aurait soustrait plus de 1,5 milliard d'euros à des immigrés turcs vivant en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse et en Autriche. Quelques Turcs de France auraient également été piégés.

A tous, l'escroc, éphémère député indépendant, avait fait miroiter des taux d'intérêt de 20 % à 30 % sur les montants qu'ils confieraient à sa société, Jet-Pa, et qui devaient servir, selon lui, à édifier une usine automobile géante, à la frontière turco-irakienne. L'entreprise était censée produire la IMZA 700, une voiture entièrement fabriquée en Turquie. Certains gros actionnaires s'étaient vu promettre un exemplaire du véhicule, dont un prototype fut exposé au Salon de Genève, en 2000.

Les deux victimes d'Akgündüz racontent qu'ils ont recueilli les premiers échos de son projet en 1997. Jusque-là, l'homme d'affaires était connu en tant que manager de plusieurs footballeurs célèbres et propriétaire d'un hôtel de la côte égéenne, basé sur les principes islamistes. Le Caprice permettait notamment aux femmes voilées de se baigner sur une plage séparée, à l'abri des regards.

RÊVE ÉVANOUI

Proche du mouvement islamiste Milli Görüs et de son chef, l'ancien premier ministre Necmettin Erbakan, le patron de Jet-Pa utilisait, notamment, le canal des mosquées pour séduire les immigrés et leur promettre que, grâce à lui, ils pourraient plus facilement vivre, voire travailler, au pays. Truffant son discours de versets du Coran et utilisant la télévision commerciale, très regardée par les Turcs emigrés, Akgündüz allait faire mouche. "Des familles se sont endettées pour emprunter, 2 000, 10 000, voire, pour l'une de celles que nous connaissons, 50 000 euros. D'autres ont vidé leur bas de laine, vendu leur maison en Europe, ou leur terrain en Turquie. Nous avons tous cru à la chance de notre vie, nous avions confiance", explique Mustafa. Comme beaucoup d'autres, il a apporté son argent à une mosquée, où il a reçu un certificat, seule trace de son rêve évanoui. Jet-Pa, basée à Thalwil, en Suisse, faisait faillite en 1999. Les fonds des candidats-investisseurs avaient disparu entre-temps, via une société-écran du Liechtenstein. La justice allemande et l'Office de protection de la Constitution s'intéressaient alors à Akgündüz, soupçonné d'entretenir des liens avec les fondamentalistes. Une fois le gouvernement Erbakan écarté, la justice turque lançait, elle aussi, une investigation, entraînant la fuite de l'ingénieur à l'étranger. En mars 2002, il était condamné à deux ans de détention, après un rapport du Capital Markets Board, une instance officielle chargée de contrôler les compagnies. Jet-Pa s'était, comme des dizaines d'autres sociétés, développée sous le règne de Necmettin Erbakan.

Fadil Akgündüz réapparaissait à Porto Rico en 2001, puis en Suisse, l'an dernier. Le 3 novembre dernier, il parvenait à se faire élire député dans sa ville natale, dans le Sud-Est anatolien, sans y avoir mis les pieds : il avait fait campagne par téléphone avec l'aide de ses avocats. Bénéficiant de l' immunité parlementaire, il regagnait triomphalement son pays quelques jours après le scrutin. Escorté par une trentaine de voitures Proton, fabriquées en Malaisie par une société dont il est l'actionnaire, il remerciait les 21 000 citoyens qui lui avaient apporté leur suffrage.

Son scénario n'avait toutefois pas prévu le dernier épisode : l'élection du district de Siirt, où l'escroc s'était présenté, allait être annulée pour irrégularités. Le 10 décembre 2002, Akgündüz était arrêté. "Qu'il croupisse en prison, même si, pour nous, ça ne change pas grand-chose", lance Turgut. Sceptiques, la plupart des personnes flouées n'ont, en effet, pas déposé plainte. "Que voulez-vous que la police fasse pour nous ?" Turgut et Mustafa se sont résignés : ils rembourseront tous les mois leur prêteur, pendant un an encore.

Jean-Pierre Stroobants et Nicole Pope

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 21.01.03