MUSULMANE, VOILEE MAIS LIBRE...

 

Hatice Durak, 28 ans. Elle s'affirme musulmane mais pas intégriste, voilée mais libre, au moment où le foulard refait débat.
Tout voile dehors

Par Pascale NIVELLE
Libération


mardi 29 avril 2003

Les cheveux d'Hatice. Elle en parle comme d'un trésor voluptueux, «onduleux, doux, brillant», qui descend tout au bas de son dos. Aucun homme n'a jamais caressé, ni même vu cette merveille préservée par la soie des foulards. Hatice Durak, 28 ans, la réserve à celui qu'elle épousera, «un être d'exception qui fera des choses exceptionnelles». Un Alsacien sans doute, qui aimera comme elle les maisons «vieille France» de Strasbourg. Un musulman obligatoirement, d'origine turque si possible. Elle l'attend. Et «cela prend du temps».

L'oreillette d'un portable dépasse du foulard. Alain appelle. «Mon meilleur pote, plus français que lui, ça n'existe pas. Je l'adore.» Ils se sont connus en formation de moniteur d'auto-école. C'était le rêve d'Hatice, adolescente folle de foot et de taekwondo : «Je kiffe grave la voiture. Je suis cibiste, j'ai passé des nuits entières à écouter Max Meynier et les routiers. La voiture, c'est la liberté.» Elle a eu une Golf «avec toutes les options», avant de tourner neuf heures par jour avec ses élèves dans une petite Peugeot à double commande. A gauche, Aziz, beau gosse des cités intimidé. A droite, Hatice, monitrice : «Tu passes ton permis pour quoi ? Tchatcher, avoir une belle voiture et racler le goudron, c'est ça ? Conduire, c'est d'abord savoir se conduire, jeune homme.» A chaque carrefour, sur le ton d'une bonne soeur de pensionnat, elle serine : «Respect, sécurité, c'est ça être citoyen. Souris au monsieur qui te laisse passer.» Hatice aime l'ordre, le code de la route et les policiers : «Notre société a besoin de valeurs.» Dans ses prières quotidiennes à son Dieu, elle demande toujours la protection de sa nation : «La France est un grand pays, je me sens patriote.» La chanson qui lui arrache des larmes ? Le Chant des partisans, par Yves Montand. Ou la mélodie de Julien Clerc, Femmes je vous aime. Hatice fredonne : «Vous êtes ma mère, je vous désire, je vous admire ou même pire...» Elle confie être branchée sur RTL du soir au matin. Etre fan de chanson française. Adorer Philippe Bouvard et Fabrice, «patrimoine culturel de la France».

Des foulards, elle en possède des dizaines dans son appartement à Strasbourg, et en parle comme d'autres femmes de leurs chaussures : «J'en ai de toutes les couleurs, pour travailler, faire la cuisine, danser, faire du sport, me faire belle pour les mariages. Je les assortis à mes tenues, au temps qu'il fait, à mon humeur. C'est mon élégance. Savez-vous qu'il existe 350 façons de nouer un foulard ?» Sous celui du jour, gris perle et savamment épinglé sous le menton, elle sourit et bat des cils, charmeuse : «Quand j'étais petite en Turquie, on m'appelait deli kiz, la petite folle.» Elle dit avoir toujours fait des choses «insolites» et rester «incorrigible». A un âge «où une musulmane doit déjà avoir au moins trois enfants», elle vit seule, fréquente des catholiques, des gays, des filles célibataires : «A 14 ans, j'ai dit à ma mère, qui avait déjà fabriqué tout un trousseau, de laisser tomber. Je ne voulais rien, pas même un paquet de mouchoirs en papier.» Pas question d'épouser l'homme choisi par la famille. «Mon être d'exception, c'est moi qui le trouverai, toute seule.» En attendant, elle est boulimique, d'études et d'action. Passionnée de psycho et de sociologie, militante dans de nombreuses associations dont aucune n'est musulmane, elle est étudiante du soir, visiteuse de prison, accompagnatrice de handicapés, «en guerre permanente contre l'injustice». En souvenir d'une petite fille aux yeux gris, arrivée à l'âge de 8 ans à Strasbourg, fille d'un maçon émigré politique, «à cause de la religion», et d'une femme voilée. Elle ne savait pas un mot de français, tout le monde se moquait d'elle à l'école. «C'est terrible, ces souvenirs. je n'ai jamais demandé la nationalité française à cause de cela. Pourtant, chez moi, c'est ici. Je ne suis jamais revenue en Turquie.» Quand on lui demande d'où elle vient, Hatice répond : «Du Caucase. Là-bas toutes les femmes sont blondes comme les blés.» Et elle ajoute, provocante : «Moi aussi, j'ai des cheveux très clairs.»

Sur son permis de conduire, son seul papier français, Hatice porte le foulard. «Avant, à la préfecture, ils ne faisaient pas tant d'histoires. Ils embêtaient peut-être les pauvres bonnes soeurs, mais pas les musulmanes.» Une allusion au rappel à l'ordre de Nicolas Sarkozy sur le voile, sifflé le dimanche de Pâques par une assemblée de musulmans traditionalistes au Bourget. Hatice, n'appartenant à aucune mouvance mais apparue au journal de France 2 le soir même pour protester contre ce «racisme», est excédée : «Le ministre de l'Intérieur est très bien. Mais il a rallumé un faux débat. Qu'on nous fiche la paix avec notre voile. Ne pouvons-nous pas être, dans ce pays qui se dit libre, de simples Françaises musulmanes ?» Voilées, mais libres. Aux antipodes des intégristes, qu'elle assure détester : «Je ne veux même pas les regarder. Ce sont des fous. Ils ont dénaturé le Coran.» Son voile, pourtant, la relègue souvent dans leur camp. «Surtout depuis le 11 septembre. Nous étions des suspects, maintenant nous sommes des pièces à conviction.» Elle ne demande que son «droit à la différence», indifférente elle-même aux 74 % de Français opposés au foulard à l'école. «Ils sont ignorants. Moi cela ne m'a jamais empêchée de faire quoi que ce soit.» Puis elle explique : «Mon foulard est l'affirmation de ma foi et de ma spiritualité. C'est un message adressé à Dieu d'abord.»

Elle l'a noué à 17 ans, sachant que ce serait pour toujours, et partout où peut rôder le regard d'un homme. Ni son frère étudiant, ni son père qu'elle admire, ne le lui avaient demandé. Elle a répété à Strasbourg le geste des femmes de son village, Bayburt, dans l'est de la Turquie : «Sortir tête nue pour nous, c'est indécent. Chacun met sa pudeur où il le veut.» Elle ajoute, détachant les syllabes : «Je sais formellement, implicitement et explicitement que les femmes croyantes doivent se vêtir ainsi. C'est écrit dans le Coran.» La femme doit protéger l'homme de sa propre concupiscence, admise comme une fonction naturelle : «Je ne veux pas me battre avec l'homme. Je suis une femme. Demain, je serai une mère. Si mon enfant est mauvais, j'y serai pour quelque chose. Les hommes ne poussent pas comme des carottes, ils sont maternés, allaités par des femmes. S'ils sont machos ou terroristes, elles y sont pour quelque chose.» Le jour où elle se mariera, Hatice arrêtera de travailler pour reprendre, dit-elle, ses études. Alain, son ami moniteur : «Elle est très intelligente, très cultivée, mais on sent qu'elle a toujours peur du regard de sa communauté. Il faudrait qu'elle sorte de cet engrenage. Elle peut s'ouvrir aux autres sans renier sa culture.» La nuit, Hatice tape de longs e-mails à ses amis. Elle envisage d'écrire un livre sur le voile, qui lui a donné l'occasion de passer déjà plusieurs fois à la télévision. Elle dit : «Il faut arrêter d'en parler. Qu'est-ce qu'un foulard ? Si j'enlève le mien, j'ai l'air d'une Française.» Ce qu'elle veut sans le vouloir.

Hatice Durak
en 5 dates
1er mai 1974
Naissance à Bayburt, en Turquie.
1980
Arrivée
en Alsace.
1989
Commence à porter
le foulard.
1993
Etudes de sociologie à Strasbourg.
1999
Diplôme de monitrice d'auto-école