TURQUIE-UE

 

Istanbul, la ville aux quarante nationalités

Sebnem Isigüzel
Courrier International - 22/01/2004

Pendant un an, nous avons présenté avec RFI les futurs Etats membres de l’UE. Nous terminons notre série sur un point d’interrogation : la romancière Sebnem Isigüzel nous invite en Turquie.

Quand, au début des années 1900, le grand-père et la grand-mère de mon père ont décidé d’émigrer d’Albanie, ils ont déroulé une carte devant eux pour réfléchir sur la destination à choisir. Ils avaient une raison bien particulière de vouloir quitter l’Albanie. Arrière-Grand-Mère était une Russe amenée là-bas pour garder des enfants. Elle a fait la connaissance de mon arrière-grand-père, ils sont tombés amoureux, mais, lorsqu’ils ont envisagé de se marier, la famille a opposé un niet catégorique. “Jamais avec une nounou !” déclara-t-elle. Sur quoi, Arrière-Grand-Père a décidé de se chercher de nouveaux horizons, accompagné de son grand amour.

Lorsqu’il racontait ses souvenirs à mon père, Arrière-Grand-Père n’oubliait pas d’ajouter : “Mais le destin du monde était en train de basculer à cette époque, on était obligé de partir.”

Nos amoureux promenèrent ainsi leurs doigts sur la carte qu’ils avaient déroulée sur la table. Arrière-Grand-Père avait l’intention d’émigrer à Istanbul. “Vers l’est ?” demanda Arrière-Grand-Mère. Arrière-Grand-Père était un homme nerveux. “Quelle question, madame, Istanbul est en Occident, c’est l’Europe”, rétorqua-t-il !

Le visage de sa compagne s’est empourpré comme chaque fois qu’elle était énervée. Et ce qui devait arriver arriva : elle finit par renverser son thé au lait sur la carte de l’Europe. A l’autre bout de la carte gisait un roman, Guerre et Paix, de Tolstoï, en version française. Arrière-Grand-Père a profité de ce petit incident pour jouer les voyants. “On ira là où coulera le thé au lait sur la carte”, se dit-il. Et le liquide ocre commença à couler lentement vers le roman. Guerre et Paix reposait au bord du Bosphore, à Istanbul. Arrière-Grand-Mère n’a appris cette histoire de voyance qu’une fois en route vers Istanbul ! “Eh bien, murmura-t-elle, c’est donc Tolstoï qui nous a empêchés d’aller plus à l’est !” Pendant tout le voyage, elle n’a pas adressé une seule fois la parole à son mari. Mais, à ce point de l’histoire racontée par Arrière-Grand-Père, elle l’interrompait pour s’expliquer : “Je portais un bébé dans mon ventre et j’avais envie de l’élever ailleurs.”

Bien qu’elle soit tombée amoureuse d’un musulman, elle avait des préjugés contre les Turcs et contre Istanbul. Mais, quand elle a vu la ville, sa langue s’est déliée, d’après Arrière-Grand-Père. Après avoir dépensé une partie considérable de leur fortune pour se loger dans un bon hôtel, Arrière-Grand-Mère a changé d’avis : “Ce n’est pas du tout l’Orient, en effet !”

Les histoires d’émigration dans le pays d’accueil ne commencent-elles pas toujours avec des choses apportées de l’endroit d’où l’on vient ? Mes aïeux sont donc arrivés à Istanbul avec un peu d’argent, la carte de l’Europe sur laquelle s’était renversé le thé au lait et Guerre et Paix, dont Arrière-Grand-Mère continuait à lire les pages gondolées. Quant à Arrière-Grand-Père, il avait dans sa poche un petit sachet rempli de terre d’Albanie. La première chose qu’ils ont faite a été de répandre le contenu du sachet sur les terres qu’ils ont achetées près d’Istanbul. C’était exactement huit mois après leur arrivée. A la suite de cette cérémonie sur les terres qui allaient assurer leur avenir, ils ont décidé de fêter l’événement par une promenade en barque sur le Bosphore. Ils étaient deux à monter dans la barque, mais en sont sortis à trois ! Leur premier enfant, Riza, était venu au monde pendant cette promenade. Arrière-Grand-Père racontait très bien l’histoire de cette naissance pas banale : “J’ai constaté brusquement une petite flaque d’eau à mes pieds. Et je me suis dit : mince alors, la barque prend l’eau. On est venu à Istanbul pour une nouvelle vie. Allons-nous nous noyer dans les eaux du beau Bosphore en nous débattant comme des rats ?”

Quant à Arrière-Grand-Mère, qui essayait d’empêcher Grand-Oncle Riza de descendre entre ses cuisses, elle a vu le paysage le plus sublime de sa vie lorsque sa tête s’est renversée vers l’arrière : Sainte-Sophie, le palais de Topkapi, l’imposante silhouette de la Mosquée bleue, l’entrée de la Corne d’Or, les eaux enflammées par les rayons du soleil sous un ciel immense. Alors qu’elle accouchait, elle a ressenti la même peur que le prince André, grièvement blessé et gisant sur le champ de bataille, dans Guerre et Paix. A moitié inconsciente, elle gémissait. Dans cette situation, il n’y avait qu’une chose à faire : prier. Arrière-Grand-Père, qui était musulman, priait son dieu, et Arrière-Grand-Mère, chrétienne orthodoxe, le sien. Car ce couple qui s’adorait n’arrivait jamais à s’entendre.

Bref, les deux dieux s’étant mis d’accord, le bébé prénommé Riza a ouvert les yeux entre l’Europe et l’Asie, au milieu du Bosphore. Mon Arrière-Grand-Mère russe est morte en 1953. Mais, de son vivant, chaque fois qu’elle passait d’un continent à l’autre en traversant le Bosphore, elle aimait raconter l’histoire de cet accouchement à notre père. Quant à ma grand-mère, elle en avait assez d’entendre l’histoire de sa belle-mère, et préférait évoquer celle de sa propre mère, qui avait été transportée du palais vers l’autre rive, brûlante de fièvre. C’était une belle courtisane amenée de Bulgarie pour servir dans le harem. Mais, aussitôt arrivée, elle tomba malade. C’est pendant qu’elle se débattait entre la vie et la mort que l’un des assistants du médecin-chef s’est épris d’elle. Après en avoir reçu l’autorisation, il a emmené la jeune Bulgare chez lui, alors qu’on la croyait perdue. Et c’est elle qui a mis au monde la mère de mon père. “Nous avons un côté issu du harem”, avait l’habitude de dire ma grand-mère quand elle nous trouvait jolies ou quand on faisait quelque chose qui lui semblait bien. Une autre phrase qu’elle aimait répéter décrivait la population de la ville : “Il y a des gens issus de quarante nations ici.” C’était en quelque sorte la description de la société ottomane, avec sa structure supranationale où aucune singularité n’était supérieure à l’autre.

Pourquoi vous ai-je raconté l’histoire de ma famille, issue de quarante nations ? En plus, j’ai évité de vous embrouiller davantage en vous épargnant l’histoire de cette grand-mère maternelle circassienne ou de cet autre grand-père venu de Salonique [aujourd’hui Thessalonique]. Le dernier maillon de la chaîne familiale, c’est ma fille de 5 ans, Tamar, dont le père est arménien. La famille de mon mari est venue de l’est de la Turquie pour s’installer à Istanbul en 1968. “Nous nous sommes tous retrouvés ici”, avait l’habitude de dire avec sagesse ma grand-mère. Des oncles levantins, des cousines parties chez des époux kurdes, des tantes Laz. Nous nous sommes en effet tous retrouvés à Istanbul.

Et l’Union européenne (UE), comment s’y retrouvera-t-elle avec nous ? Le jour où elle décidera de promouvoir une structure supranationale où aucune singularité ne sera supérieure à l’autre, comme à l’époque ottomane. L’UE s’élargit, elle coule vers l’est et vers l’ouest comme le thé au lait renversé par Arrière-Grand-Mère. La continuation de cet élargissement est sans doute une décision difficile, la Turquie n’est pas une candidate facile. Des préjugés et des symboles négatifs associés à ce nom sont ancrés dans les têtes. Comme Arrière-Grand-Mère avec ses préjugés concernant Istanbul, l’UE doit surmonter ses peurs et cette symbolique négative.

Istanbul, capitale d’un empire classique multiethnique, a réussi à faire la synthèse des différences. Les autorités ont su rester à distance égale de toutes les singularités. Aucune d’entre elles n’est considérée comme supérieure à l’autre. Cette ville est donc un modèle réduit de l’UE. Istanbul représente en quelque sorte les fondements philosophiques de l’élargissement qui ne sont pas synonymes d’exclusion, mais d’intégration. Quant aux cartes, ce ne sont pas des pays. Ceux qui cherchent à délimiter les frontières de l’Europe en suivant la logique des cartes oublient une vérité : la Turquie apportera à l’UE l’héritage culturel multiethnique des Ottomans et de l’Anatolie.

Mon arrière-grand-mère russe s’est repentie de tous ses péchés à l’instant de son dernier souffle. Vous vous souvenez que mon grand-oncle Riza était né d’un père musulman et d’une mère chrétienne, entre l’Orient et l’Occident. Il avait tous ses doigts des mains et des pieds, un nez et une bouche, comme tout le monde. Bref, il n’était nullement un monstre. Il n’a jamais connu l’exclusion tout au long de sa vie. Moi-même, je n’ai pas accouché de ma fille dans une barque, mais elle est née d’une mère musulmane et d’un père chrétien. En plus, née d’un père arménien et d’une mère turque, elle est dans une situation qui devrait être un tabou dans notre société.

Je ne peux pas savoir pendant combien de temps encore les dynamiques sociales de la Turquie peuvent oeuvrer dans un sens qui apporte la paix, la sécurité, la liberté et la prospérité à ses membres, mais je suis persuadée que nous avons assisté à des transformations positives importantes au cours de ces cinq dernières années. Néanmoins, tout en pensant que la mentalité et les pratiques qui nuisent au changement disparaissent, je ne peux m’empêcher de frémir en imaginant qu’un obstacle vienne stopper ce processus. Surtout quand je me souviens d’une petite histoire racontée par mon père. L’un des nombreux scientifiques juifs qui s’étaient réfugiés en Turquie pour fuir les nazis vivait près de chez mes parents. Intéressé par la philosophie, mon père l’invitait tous les soirs à dîner à la maison. “L’Histoire peut basculer en un jour.” Ces paroles sont restées gravées dans la mémoire de mon père. Il avait l’habitude d’expliquer les événements qui ont bouleversé la Turquie par ces mêmes paroles : “L’Histoire s’écrit en cent ans, mais elle bascule en une seule nuit.” Cette phrase, que j’identifierai désormais à mon père, colle parfaitement aux événements du 11 septembre 2001.

Ce que j’aimerais dire, c’est que nous pouvons maintenir intact cet héritage de coexistence avec ce qui est différent sous le toit de l’UE. Cette dernière n’essaie-t-elle pas de créer une culture, une histoire, un système, un droit, une vision et une action communs ? Ensemble, nous pouvons passer plus facilement les virages dangereux où l’Histoire peut basculer en une nuit. La vie d’un seul individu peut parfois correspondre à celle de toute une nation. L’histoire des familles peut correspondre à celle des Etats. Mais l’Histoire se fait sur une échelle bien plus grande que nos vies, et il est aussi difficile de lui donner une direction que de deviner vers où coulera le thé au lait qui se renverse sur une carte.

Voulez-vous savoir quels ont été les péchés confessés par cette arrière-grand-mère russe à sa dernière heure ? En voilà un. Il paraît qu’elle avait renversé son thé exprès sur la précieuse carte d’Arrière-Grand-Père. Elle espérait que cela mettrait fin, ne serait-ce que provisoirement, au débat pour décider où aller. Le péché qu’elle avait commis sciemment l’a emmenée à Istanbul, sur des terres turques, où se trouvaient des “gens de quarante nationalités”. Je compare ce complot d’Arrière-Grand-Mère au fait qu’on montre à la Turquie la voie des Etats-Unis quand elle bute sur le chemin conduisant à l’UE. Faisant ce choix, la Turquie ne pourrait pas avoir une stabilité durable et resterait comme une alliée fidèle des Etats-Unis. Pourtant, les attentats du 11 septembre nous ont clairement indiqué une chose : les valeurs représentées par l’UE sont également embrassées par une Turquie musulmane et laïque, une Turquie non chrétienne. Un fait qui contribuerait à renforcer l’aspect universel de l’Union.

Cette aventure de mon pays qui s’est accélérée au cours des dernières années me rappelle non seulement l’histoire de ma propre famille, mais aussi les vers d’Ode to a Nightingale [Ode à un rossignol], du poète anglais John Keats : “Away ! away ! For I will fly to thee.” [“Eloigne-toi, éloigne-toi, puisque je vais voler vers toi.”]

La Turquie semble bien plus enthousiaste pour se poser parmi les étoiles de l’Europe, mais l’Europe n’a pas les idées très claires, comme Arrière-Grand-Mère qui cherchait des prétextes pour ne pas venir à Istanbul. C’est toujours comme ça en face de l’autre. On a des idées “pas très claires”. Le mieux, pour éclaircir ses idées, c’est d’intégrer l’autre.

J’ai l’habitude de passer les mois d’été dans un village de la côte de la mer Egée. Ce village se trouve juste en face de l’île [grecque] de Lesbos, comme s’il voulait l’embrasser. Quelques villageois qui regardaient ce paysage depuis des années ont finalement décidé d’aller voir ce qu’il y avait là-bas. C’était pour eux un événement d’importance majeure et ils étaient pleins d’émotion. Quand ils sont revenus, les autres habitants leur ont demandé comment c’était là-bas. Ils ont dit tout simplement : “Là-bas, c’est comme ici.” A mon avis, de l’autre côté ça devait être plus prospère, mieux préservé peut-être, mais pour des gens simples qui regardaient Lesbos de la côte turque, le sentiment que l’île leur avait donné, c’était d’être pareille, de leur ressembler, d’être comme chez eux. Et ils ont raison car, des deux côtés, ils vivent sur l’héritage commun d’une culture d’il y a plus de deux mille ans.

Il serait naïf de dire que la Turquie fait partie de l’Europe rien qu’avec l’héritage culturel commun qu’elle partage avec la Grèce, rien que du fait du trésor qu’elle possède sur les rives de la mer Egée. Ce serait comme Arrière-Grand-Mère qui a renversé exprès son thé au lait sur la carte en espérant qu’elle allait mettre un point final à leur discussion pour savoir où aller. Car la Turquie possède un héritage culturel infiniment plus grand, allant de la ville antique d’Ephèse, à l’ouest, jusqu’aux vestiges d’Ani, à l’est. L’émigration de mes ancêtres à Istanbul peut paraître due à une raison romantique, pourtant ce mariage mixte de deux personnes venant d’horizons très différents n’était qu’un petit prétexte pour partir. La raison pour l’Europe d’intégrer une Turquie “différente” peut être justement ce “rêve européen” qui cherche l’universalité pour s’ériger contre l’américanisation.

Je pense que l’Europe regarde la Turquie à travers un trou. J’imagine d’ailleurs ce trou comme celui au milieu du drap utilisé par le Dr Sahib lorsqu’il examine la fille de Nesim Ghani, un propriétaire terrien, dans le roman de Salman Rushdie Les Enfants de minuit. Le médecin ne peut examiner sa patiente, fille d’un homme très conservateur, qu’à travers ce trou, mais il essaie de la recoller pièce par pièce dans son imagination pour retrouver un seul être. Il espère que les parties malades viendront s’installer devant le trou. Les Européens se plaignent car ils voient la plupart du temps ce côté blessé chez nous, cette partie qui saigne. Bien sûr, il faut s’occuper de ces problèmes, qui entravent la démocratie en Turquie.

Peut-être allez-vous me demander où se trouvent Guerre et Paix et la carte d’Arrière-Grand-Père, ramenés par cette arrière-grand-mère russe qui croyait que des Bédouins vivaient à Istanbul. Personne ne sait ce que sont devenus ces deux objets, dont la valeur morale est immense pour notre famille, d’autant plus qu’ils ont décidé de leur destin et du nôtre.

Je pense avec tristesse qu’ils ont sans doute été envoyés à la poubelle par une erreur stupide et qu’ils n’existent plus. Moi qui suis tellement attachée aux souvenirs de la famille, j’aurais voulu les garder entre mes mains. Si au moins notre union familiale avait pu sauvegarder cet héritage précieux constitué seulement de ces deux pièces !

Je pense que l’Europe, qui a un souci d’universalité, a un devoir similaire envers la Turquie.

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