C'est Turc! LA LIVRE TURQUE : 1 YTL

 

Une livre turque "pèse" 2 euros
LE MONDE | 05.04.06 | 13h57  •  Mis à jour le 05.04.06 | 13h57

 

Avec ses 26 millimètres de diamètre et ses 8,52 grammes, la nouvelle pièce de 1 livre turque est presque la soeur jumelle de la pièce de 2 euros : en moyenne, la différence est d'à peine un quart de millimètre et de 50 milligrammes. Mais, au cours actuel, la livre turque, mise en circulation en janvier 2005, vaut 61 centimes.

 

 

Cette troublante ressemblance devient un problème pour l'Europe, car de nombreux voyageurs apportent des pièces turques dans la zone euro et les écoulent discrètement : d'innombrables distributeurs acceptent la livre turque et rendent la monnaie en vrais euros.

Un trafic organisé s'est rapidement installé. Michel Prieur, directeur de la société de numismatique parisienne CGB, suit l'affaire : "Dès l'été 2005, des collègues turcs nous ont informés qu'il y avait une prime sur les pièces de 1 livre : au lieu de s'en servir pour leurs achats, les gens les conservent, puis les revendent un peu au-dessus de leur valeur officielle à des voyageurs en partance pour l'Europe."

Un correspondant d'Istanbul lui a envoyé récemment un courrier décrivant ce système : "A Edirne (près de la frontière grecque), il n'y a plus de pièces de 1 livre, elles partent toutes en Europe. Par exemple, si tu achètes un canapé avec des billets, tu paies 150 livres, mais si tu apportes des pièces, tu paies seulement 100 livres. Ensuite les pièces sont envoyées en Europe pour acheter des cigarettes dans les distributeurs automatiques."

Dans le 10e arrondissement de Paris, où vit une petite communauté turque, des habitants admettent du bout des lèvres que le problème leur est familier. La propriétaire d'un restaurant turc a entendu parler d'un trafic en Allemagne : "Il y a beaucoup de Turcs là-bas. Mais les Allemands ont modifié leurs distributeurs de cigarettes, ça ne marche plus comme avant." Un peu plus loin, trois ouvriers turcs occupés à réparer une enseigne jurent qu'ils n'étaient au courant de rien, mais semblent intéressés : "Merci pour le renseignement. On en parlera aux amis qui vont passer des vacances au pays."

Un test discret effectué dans le quartier permet de constater que les pièces turques fonctionnent dans une laverie automatique, dans un flipper et dans des distributeurs de boissons et sandwiches. Une propriétaire de machines à boissons ignore si elle est victime de ce type de fraude, car elle porte sa recette en vrac à sa banque, qui se charge du tri. Les pièces non valables sont éliminées et débitées de son compte, mais la banque ne lui donne aucun détail et ne restitue rien.

Deux techniciens de la RATP, en train de vérifier le guichet automatique de la station Grands-Boulevards, expliquent, eux, avec fierté, qu'ils n'ont jamais retrouvé de pièce étrangère : "Nos monnayeurs électroniques sont infaillibles ; ils sont fabriqués en Suisse, alors, vous pensez..."

Eric Ouri, responsable de la société GTI, qui assure la maintenance de plus de 230 000 monnayeurs dans toute la France, estime que le problème peut être résolu, mais que cela prendra du temps : "Une partie du parc français est obsolète. Beaucoup de monnayeurs ont été conçus pour les francs, puis recalibrés pour l'euro, mais cela reste imparfait." En outre, l'euro pose des problèmes inédits : "Les pièces sont fabriquées dans différents pays et ne sont pas identiques. Si un monnayeur était réglé exactement pour les euros faits en France, il n'accepterait pas les euros allemands."

Une solution consisterait à installer des monnayeurs sophistiqués capables de contrôler la "signature magnétique" des pièces, c'est-à-dire d'analyser la composition exacte des alliages : "Le risque d'erreur devient nul, car la signature de la livre turque est différente de celle de l'euro. Mais, pour les petites entreprises, ces systèmes sont chers."

M. Ouri se dit prêt à affronter une invasion de livres turques : "Nous avons su faire face à une crise similaire en 2002 et 2003, avec l'arrivée massive de la pièce thaïlandaise de 10 bahts (valant 22 centimes d'euros), qui ressemble aussi à la pièce de 2 euros. Des milliers de clients nous avaient renvoyé leurs monnayeurs, que nous avons reprogrammés spécialement pour rejeter les bahts. Le problème réapparaît, mais à une moindre échelle."

Pendant ce temps, la Turquie semble réussir sa réforme monétaire. En un an, la livre s'est appréciée de plus de 10 % face à l'euro.


 

Yves Eudes
Article paru dans l'édition du 06.04.06