MARDIN
SUR LA ROUTE DE LA SOIE • Mardin, nid d’aigle
sous le soleil
La ville médiévale de Mardin, en Turquie, est depuis toujours un lieu de
cohabitation pour tous les peuples et toutes les religions du Moyen-Orient.
Il est des villes traversées par un fleuve qui les coupe en deux comme une
blessure. Il est des villes de montagne où l’on se sent devenir tout petit. Il
est aussi des villes méditerranéennes qui sentent le jasmin et le citron. Il est
enfin des villes du soleil, au-dessus desquelles l’astre se promène du matin au
soir, décapant de sa lumière éclatante les murs, les cours intérieures et les
places publiques.
Mardin est de celles-là. Elle est posée telle une couronne de pierres au front
de la haute Mésopotamie. Elle se dresse sur le versant méridional d’une montagne
de 1 200 mètres d’altitude, à l’extrémité d’un plateau. Point de passage entre
l’est et l’ouest, la ville est ceinturée de ruelles. Collés les uns aux autres,
les bâtiments soignés des maisons, des églises et des mosquées semblent, en
raison de la forte pente du flanc de colline sur lequel s’est construite la
ville, toucher le soleil.
Les maisons de Mardin se cachent aux regards étrangers derrière des murs de
pierre. Mais, derrière ces murs, chaque maison est un jardin secret qui s’ouvre
vers le soleil. Mardin a toujours cultivé des rapports particuliers avec le
soleil. Au XVIe siècle, un quartier de la ville portait le nom de Shamsiyé, du
mot arabe shams, qui signifie “soleil”. Vivaient alors à Mardin des shamsis,
adorateurs du Soleil. Ce paganisme local s’est perpétué jusqu’au XIXe siècle.
Selon des récits de voyageurs de l’époque, ces adorateurs du Soleil
s’exprimaient en arménien. Réprimés par l’administration ottomane, ils se firent
baptiser, intégrant ainsi la communauté chrétienne assyro-chaldéenne. On raconte
ainsi qu’au début du XIXe siècle une centaine de familles d’origine shamsie,
chrétiennes en apparence, perpétuaient leur culte en secret.
Mardin est un nid d’aigle. De loin, elle donne l’impression d’être une ville
médiévale abandonnée. Certains habitants vont même jusqu’à la qualifier de
“cimetière ensoleillé”. Ce jugement est injuste. Mardin est en réalité un
torrent de pierres jaunes qui descend des terrasses et des frontons vers les
portiques et les cours des maisons pour mieux s’élancer vers la Mésopotamie ; la
nuit, avec sa citadelle touchant les étoiles, elle s’y déverse tel un fleuve de
lumière.
Mardin est bercée par les palabres de longs marchandages, et par les chocs
répétés des marteaux et le bourdonnement des tours des artisans qui travaillent
le cuivre. L’odeur du poisson séché se mêle à celles des pois chiches grillés,
du cumin et du safran. Les fonctionnaires aux fins de mois difficiles, les
enfants qui flânent dans les rues, les chauffeurs de minibus énervés, les
échoppes de tailleur, les cabarets – qui commencent à faire leur apparition –,
les salons de thé familiaux en plein air, les épices qui sèchent sur les toits,
tout cela donne à Mardin un charme désordonné et coloré. Par contre, si l’on
tourne la tête et que l’on regarde vers la plaine de Mésopotamie, en contrebas,
on passe dans un tout autre univers : on a l’impression que Mardin est suspendue
dans le vide et qu’elle appartient davantage au ciel qu’à la terre. Cette
plaine, emplissant tout l’horizon, suscite un sentiment de légèreté qui fait
petit à petit disparaître la notion du temps. On peut alors s’imaginer être un
soldat seldjoukide considérant avec inquiétude l’encerclement de sa ville par
les troupes de Tamerlan, en l’an 1400. Ou se mettre dans la peau d’un moine
français séjournant au monastère des capucins, ou d’un commerçant
assyro-chaldéen attendant des nouvelles de ses caravanes parties vers Alep et
Bassorah. Mardin est une cité qui stimule l’imagination.
On y a retrouvé des traces de présence humaine datant de 6000 à 6500 avant notre
ère. Hourrites, Hittites, Assyriens, Perses et Romains ont marqué la région de
leur empreinte. C’est l’historien byzantin Ammien Marcellin qui, au IVe siècle,
fut le premier à décrire cette forteresse située sur la route reliant Diyarbakir
à Nusaybin (alors Nisibis). Au sud de la ville passe la Route de la soie, qui
relie Tarsus (Tarse)-Adana-Urfa à Nusaybin et qui continue jusqu’à Mossoul,
Bagdad et Bassorah. Cet axe est-ouest est coupé par une route nord-sud reliant
le plateau de Diyarbakir à la Route de la soie. Mardin se trouve à
l’intersection des deux, ce qui en fit par le passé le centre d’un trafic
caravanier intense.
Depuis les flancs de la citadelle, des ruelles en escalier descendent vers le
bas de la ville. Certaines ont une inclinaison de 45 degrés. Si
l’inaccessibilité de la citadelle de Mardin a valu à la ville le surnom de
“briseuse d’armées”, la pente abrupte de ses rues et de ses ruelles, qui en
interdisait l’accès aux animaux de bât lourdement chargés, l’a fait aussi
surnommer “disperseuse de caravanes” par certains voyageurs. L’enchevêtrement
des rues donne à la ville un aspect de labyrinthe ou de “mer d’escaliers”. Les
véhicules à moteur ne peuvent circuler ; ânes et mules sont aujourd’hui encore
le seul mode de transport de marchandises. On peut voir dans les rues leur
va-et-vient nonchalant.
L’histoire de la fondation de Mardin mêle faits historiques et légendes. L’une
d’entre elles raconte qu’un prince perse du nom de Mardin aurait miraculeusement
guéri à l’emplacement même de la citadelle. Une autre attribue l’origine du nom
de Mardin à la fille d’un prêtre zoroastrien qui s’appelait Mara. Si vous
demandez à des Assyro-Chaldéens, ils vous répondront qu’en syriaque mardin
signifie “forteresses” ou “citadelles”. Mardik, mardi ou mardiros désigne en
arménien un rebelle et un martyr. Or, selon certains historiens, c’est lorsque
des combattants arméniens se réfugièrent à Mardin, en l’an 351 de notre ère, que
l’endroit reçut le nom de Mardin.
La ville a toujours été un refuge pour des gens de toutes origines et de toutes
croyances. Si vous demandez à un habitant de quelle origine il est, il pourra
vous répondre : “Je suis yezidi” [kurdophone adepte d’une religion improprement
appelée “adorateurs du diable”], ou : “Je suis kurde”, “turkmène”, “arabe”, “shamsi”,
“arménien”, “araméen” ou “chaldéen”. Quand vous arrivez dans cette ville, vous
devenez l’hôte d’une grande famille, celle de l’humanité. Tout au long de
l’Histoire, Mardin a été le théâtre d’une rencontre entre des peuples sémites
venus du sud avec d’autres venus du nord, de l’est et de l’ouest. Assyriens et
Araméens venus du sud y ont d’abord rencontré les Parthes, puis les Perses
sassanides venus d’Orient, les Romains venus d’Occident, les Arméniens descendus
du nord, sans oublier les Arabes arrivés du sud, et les Turcs et les Kurdes, eux
aussi venus de l’est. A partir du XIe siècle, Mardin est donc l’un des rares
endroits de la région où se côtoient les trois grands groupes linguistiques
altaïque, indoeuropéen et sémitique. C’est toujours le cas aujourd’hui. En se
promenant dans les rues de Mardin, on peut entendre à chaque instant de l’arabe,
du kurde, du turc et du syriaque.
“L’appel à la prière du minaret des mosquées, les cloches qui sonnent au clocher
des églises”, voilà la devise de Mardin. La communauté juive, qui au XIXe siècle
comptait encore une cinquantaine de personnes, a aujourd’hui complètement
disparu. Quant aux chrétiens, si leur population s’est réduite, le son des
cloches atteste de leur présence. Toutes les obédiences chrétiennes possibles et
imaginables cohabitent à Mardin : Arméniens grégoriens et catholiques, Araméens
jacobites (monophysites), chaldéens, nestoriens ou protestants. Ce sont les
Araméens jacobites qui aujourd’hui constituent la plus grande communauté
chrétienne, avec environ 85 familles. A Mardin, on célèbre la messe chaque
dimanche dans une église différente : si elle a eu lieu ce dimanche dans
l’église catholique chaldéenne, elle se déroulera le dimanche suivant dans
l’église araméenne des Quarante-Martyrs ou dans l’église arménienne Mar Youssouf
(Saint-Joseph). Parmi les églises catholiques arméniennes et chaldéennes, les
plus remarquables sont certainement Surp Hovsep (Saint-Joseph), l’église rouge
Surp Kevork (Saint-Georges), qui datent du Ve siècle, Mar Hürmüzd, le monastère
de Surp Minas (Mar Efrem), ainsi que le patriarcat, qui fait aujourd’hui office
de musée. Il ne faut pas manquer non plus le fameux monastère de Deyrul Zafaran,
à quelques kilomètres de la ville, qui fut, croit-on, fondé à l’emplacement d’un
temple d’adorateurs du Soleil. Les premiers bâtiments de ce monastère seraient
l’œuvre des architectes byzantins Théodose et Théodore.
Esra Danacioglu
http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=50003