SEISME


La "mission Marmara" tente de cerner la menace sismique à Istanbul
Les dix millions d'habitants de l'ancienne Constantinople vivent dans la crainte d'un tremblement de terre majeur. Une équipe de spécialistes franco-turcs explore la faille nord-anatolienne pour mieux comprendre le mouvement des plaques dans cette région à très haut risque


Le Monde du 07/11/2002

"On doit s'attendre à un ou plusieurs gros séismes en mer de Marmara, face à Istanbul, sur la partie sous-marine de la faille nord-anatolienne, car les contraintes tectoniques y sont très fortes. Les recherches que nous menons avec des scientifiques turcs dans la région montrent qu'il y a à cet endroit une lacune sismique, géographique et temporelle où doit se produire inévitablement un séisme important", explique Rolando Armijo, physicien spécialiste de tectonique à l'Institut de physique du globe de Paris (IPGP), et responsable scientifique du programme de coopération franco-turc sur le risque sismique dans la région d'Istanbul et de la mer de Marmara.

Cette coopération a été mise en place en novembre 1999 à la suite des deux séismes meurtriers d'août et novembre 1999, afin d'évaluer plus précisément les risques encourus par la population stambouliote, forte de quelque dix millions d'habitants. Piloté par l'Institut national des sciences de l'univers du CNRS, ce programme rassemble les compétences de chercheurs de plusieurs laboratoires et centres scientifiques français et turcs.

Après avoir étudié la faille nord-anatolienne (FNA) dans sa partie terrestre, et notamment la portion concernée par les séismes de 1999, les scientifiques ont entamé en 2000 l'étude des failles sous-marines de la mer de Marmara. Une exploration d'autant plus urgente que les ruptures de la FNA en 1999 se sont produites à l'entrée de cette mer, à l'endroit où la géométrie de la faille devient plus complexe.

Trois campagnes d'exploration ont été menées en 2000 et 2001. La quatrième, "Marmarascarps", a eu lieu du 17 septembre au 14 octobre 2002 en utilisant le navire océanographique Atalante et le submersible automatique Victor-6000 de l'Ifremer. Elle a permis de compléter les données recueillies les années précédentes et d'apporter un lot d'informations considérable sur les segments sous-marins de la FNA et leur histoire.

RECHERCHES DIFFICILES

Sur terre, les deux séismes meurtriers de 1999 à Izmit (17 août, magnitude 7,4, 30 000 morts) et à Düzce (12 novembre, magnitude 7,2, 350 morts et 2 500 blessés) avaient été préalablement analysés par l'équipe franco-turque, et aussi par des spécialistes américains : la FNA offre en effet des similitudes avec la faille de San Andreas en Californie. Les recherches ont été difficiles, car elles ont été menées " dans des régions très peuplées et frappées de plein fouet par les deux séismes". "Nous étions obligés de faire nos études en plein milieu du malheur, en expliquant aux victimes que c'était nécessaire. C'est pour moi, se souvient Rolando Armijo, l'expérience la plus dure que j'aie jamais connue".

Outre les données recueillies sur terre, les scientifiques ont également obtenu des informations sur les mouvements sismiques par interférométrie radar – avec notamment les satellites européens ERS-1 et ERS-2 –, mais aussi par GPS. Tout cela a permis d'établir que les deux séismes de 1999 avaient rompu une faille presque verticale sur une longueur totale d'environ 180 km et sur une profondeur de 15 km.

Par ailleurs, l'interférogramme radar effectué sur la région où se trouve l'épicentre du séisme d'Izmit a montré que la rupture s'était prolongée sous la mer, d'une cinquantaine de kilomètres à l'ouest de la ville de Gölçük, vers Istanbul. Le séisme de Düzce, en novembre, a ensuite prolongé cette rupture de 35 km. Désormais, le prochain segment qui devrait en toute logique rompre comme un bouton de chemise se trouve dans la mer de Marmara, surveillée et explorée pendant trois ans.

La première campagne maritime "Marmara", réalisée en 2000 sur le Suroît (Ifremer), a en effet permis aux scientifiques de cartographier précisément l'"expression superficielle" du système de failles sous-marines, long de 160 km, large d'une vingtaine et jalonné par trois fossés d'une profondeur de 1 200 mètres. Les deux autres campagnes, menées en 2001, "Seismarmara" et "Marmaracore" ont précisé la structure profonde de cet ensemble de failles jusqu'à 10 km de profondeur dans le sous-sol, et ont donné lieu au carottage des fonds sur une profondeur maximale de 60 mètres autour des grandes failles. On sait donc maintenant qu'il y a énormément de sédiments au fond de la mer de Marmara. Leur épaisseur varie entre 2 et 7 km. Les scientifiques ont aussi déposé des sismographes sous-marins pour capter la sismicité ambiante.

Enfin, "Marmarascarps", en septembre et octobre, a caractérisé très finement (à 1 mètre près) la morphologie et la géologie des escarpements sismiques sous-marins, en utilisant le sondeur multifaisceaux du sous-marin autonome Victor-6000, afin de reconnaître les ruptures historiques, de les dater, et d'engager une reconstitution paléo-sismologique des différents segments de la faille. " Il est important en effet de pouvoir déterminer si la célèbre séquence des grands tremblements de terre du XVIIIe siècle (1719, 1754, mai et août 1766) s'est produite par un enchaînement de ruptures sur la branche nord de la FNA traversant entièrement la mer de Marmara", s'interroge Rolando Armijo. Car la séquence des séismes du XXe siècle sur cette faille offre une grande similitude avec celle du XVIIIe siècle

TROIS ÉLÉMENTS

Lors de "Marmarascarps", l'équipe franco-turque a identifié trois éléments importants. Elle a découvert " à l'ouest de la mer de Marmara, près du détroit des Dardanelles, une rupture de 60 km de long, qui pourrait être le prolongement du séisme de Ganos en 1912", explique encore Rolando Armijo. Puis, une seconde, plus petite, de 20 km de long, proche d'Istanbul, qui pourrait correspondre au séisme de 1963. Et, enfin, nous avons observé les traces de la rupture de 1999. Tous éléments qui nous permettent de combler la lacune géographique et sismique."

Les scientifiques de l'équipe pensent que le séisme de 1912 a dû être très important et qu'il s'est déployé sur une portion de la faille nord-anatolienne aussi longue qu'à Izmit. L'énergie accumulée sur cette partie de la faille aurait donc diminué. Mais il demeure la partie proche d'Istanbul, où les segments qui restent peuvent provoquer des séismes. Au vu de ces résultats, Rolando Armijo penche pour une rupture partielle et certainement violente du système, mais écarte "l'hypothèse d'une rupture unique de l'ensemble provoquée par un séisme exceptionnel de magnitude voisine de 8". Un scénario, que Xavier Le Pichon, professeur au Collège de France et responsable scientifique de la mission "Marmara", envisage pourtant. Toutefois, s'il est toujours difficile de prévoir avec précision la magnitude du tremblement de terre à venir, chacun reste persuadé qu'il sera très important et probablement meurtrier.

Christiane Galus