PINA BAUSCH

 

Danse : Pina Bausch croque Istanbul en temps de guerre
 
LE MONDE | 19.06.03
 
La chorégraphe a conçu, dans la métropole turque, la pièce "Istanbul Project". Une œuvre noire, hantée par l'offensive en Irak, et qui pourtant chante la vie. En attendant sa présentation à Paris en 2004, le Théâtre de la Ville programme "Pour les enfants d'hier, d'aujourd'hui et de demain".

Istanbul de notre envoyée spéciale

La chanteuse Sertab Erener gagne l'Eurovision, le cinéaste Nuri Bilge Ceylan récolte deux palmes à Cannes... et Pina Bausch, avec son flair pour les endroits stratégiques, vient de créer chez les Turcs Istanbul Project, sa toute dernière œuvre. On est le 1er juin. La ville est en délire : le club de foot du Betiktas a devancé en finale le Galatasaray. Le maire de l'arrondissement du Beyoglu harangue les supporteurs regroupés place Taksim. A l'intérieur du centre culturel Atatürk, la chorégraphe est bien la seule à trouver très drôle ce boucan explosif. "Je crains pour la représentation de ce soir", dit Dikmen Gürün, à la tête, depuis 1993, du très réputé Festival international de théâtre d'Istanbul, financé par la Fondation pour les arts et la culture.

A une heure du spectacle, Pina Bausch sirote dans sa loge un café très pâle. Rassurée par l'accueil ultrasensible du public, elle veut jouir de tout. De l'air saturé par l'odeur du lys blanc. Des 15 millions d'habitants qui donnent à la ville "sa folle créativité, son énergie splendide qui fait se côtoyer tout et son contraire". De ses danseurs qui rayonnent, telle l'Italienne Cristiana Morganti, d'avoir à porter une pièce à laquelle la compagnie adhère à 100 %, parce que fragile, tout entière traversée par la guerre en Irak. Une pièce noire qui pourtant chante la vie.

"Il était clair depuis le début que cette pièce, inspirée d'Istanbul, serait différente, explique une de ses danseuses, parce que Pina n'avait envie d'aucun petit jeu de séduction et de provocation avec le public, d'aucune coquetterie. Dès notre arrivée en résidence en août 2002, on vivait déjà sous la menace de la guerre."

La pièce, saisie par la tragédie, s'est trouvé fortifiée de cette intrusion du réel. Pour un créateur, c'est le challenge absolu. Etre dans l'œil du cyclone. Allemagne et Turquie réunies par le refus de la guerre. Par les deux millions de Turcs installés en Allemagne. Par une Turquie qui, vue d'Istanbul, souhaite ardemment intégrer l'Union européenne, malgré le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, mélange d'islamisme et de laïcité à la tur-que, malgré le retour du voile chez les femmes et les jeunes filles. Comment bâtir une pièce qui se nourrirait de ces contradictions-là, sans être submergé, superficiel ?

Pina Bausch possède le génie de savoir harponner dans la mêlée, de grossir le trait de ce qu'elle voit, entend, comprend, instinctive dans ce double mouvement qui consiste à abstraire et s'extraire. Tout ce qu'elle et ses danseurs capturent de la ville lui sert de point de départ pour croquer la saveur locale et la relier aux sentiments universels, Orient et Occident défendant une même éthique.

Comment survivre à Istanbul ? En allant au hammam. Ainsi commence la pièce, bille en tête, par un cliché. Un homme entre, une serviette éponge autour des reins. La séance de massage tourne rapidement au pugilat. Bruit des mains qui s'aplatissent sur les chairs. En guise de consolation, l'un d'entre eux se voit draper autour de la tête un linge qui ressemble comme deux gouttes d'eau à la manière dont les femmes nouent leur foulard. L'art de taper dans le mille, tout en allant vite. Rien de lourd. Mais c'est dit.

La musique, signée Mercan Dede, reviendra comme un leitmotiv d'intense spiritualité se frotter aux épines rocailleuses d'un Tom Waits en plein débordement hormonal. Pina Bausch a été conviée au cérémonial des grands maîtres soufis des couvents de derviches tourneurs. La spirale figure l'axe autour de laquelle s'entortille la pièce, avec des effets de tapis volant, de transe, de lévitation. Mais aussi des scènes de gourmandise très loukoum et baklava, certaines à forte connotation sexuelle.

Istanbul Project retrouve aussi les grandes fresques qui mêlent les femmes aux hommes, tout en les opposant. Danseurs assis, danseuses à quatre pattes à leurs pieds. Ils caressent les têtes des femmes comme on le ferait à son chien, l'esprit ailleurs. Il y a aussi la danseuse coréenne Na Young Kim, qui écarte sans cesse sa robe et ses jambes pour laisser passer un homme...

"Ce que l'on retient d'Istanbul, écrit le quotidien turc Milliyet, c'est des gens qui font leur toilette au hammam, une circulation anarchique, des relations hommes-femmes en forme de maître à esclave, des épouses vouées à la conception, des époux machos, et, tout de même, une belle vue sur le Bosphore." L'article crée une polémique, relayée par l'AFP. En revanche,  Radikal parle de "torrents d'émotion", et Hürriyet, autre grand quotidien turc, écrit : "Istanbul Project n'est ni touristique ni folklorique. C'est une fabrique d'émotions, de pensée, de symboles. Elle articule avec des solos de danse la fragilité, la force, le mysticisme et l'érotisme d'Istanbul, représentée comme une ville d'eau."

Ce que le journaliste du Milliyet ne savait pas, c'est que dans toutes les pièces de Pina Bausch les femmes trinquent. Et les hommes boivent la tasse.

Comment autrement comprendre le chant de tristesse et la danse que le Vénézuélien Fernando Suels termine recroquevillé au sol ? Comment ne pas souffrir quand Alexandre Castres se prend sans raison un méchant coup, quittant la scène avec un air de chien battu qui ne veut pas perdre la face ? N'est-ce pas la douleur et l'humiliation des hommes, de tous les hommes, qui s'expriment là en quelques minutes ? Les solos masculins sont les plus désespérés... Pour mieux s'imprégner d'Istanbul, Pina Bausch a passé de longs moments avec Nazan Olçer, directeur du Musée des arts islamiques, avec Neslisah Sultan, un des derniers représentants de l'Empire ottoman. "Nous sommes des Lilliputiens dans cette ville géante", dit-elle, avouant la difficulté de se concentrer sur sa propre course et d'échapper aux sortilèges du Bosphore, de la Corne d'or, au vertige incessant des cargos.

Sur le plateau d'Istanbul Project se forme peu à peu une vaste mare nourricière. Il y pleut aussi des trombes d'eau qui éclatent comme une délivrance, soulignant l'idée de baptême, de renaissance. L'eau, les mers, les fleuves ? Un plaisir obsessionnel chez la chorégraphe. Istanbul Project bouillonne d'humeurs sombres. Il n'empêche que la volonté de Pina Bausch de montrer les côtés positifs de la vie, désir qui a transformé ses œuvres depuis quelques années, lui a permis d'éviter le désespoir. "Extrêmement démoralisée", elle avait songé un temps à abandonner le projet. Comme en 1991, au moment de la première guerre du Golfe, elle avait pensé rapatrier sa compagnie de Madrid, où elle était en résidence, à son siège de Wuppertal, en Allemagne.

Plus fort que la guerre, la vie. Comment ne pas être enchanté par le numéro de Fabien Prioville jouant au fakir sur un coussin volant ? Par le long déroulé d'une chaîne d'hommes se déplaçant, tout en restant assis sur le sol, par le miracle d'une contorsion assez désopilante ? Istanbul Project se termine sur cette frise, digne de l'Antique. La guerre, ou comment lui échapper ? Kenji Takagi tente une hypothèse. En dansant plus vite que son ombre.

Dominique Frétard


Une fondation forte de cinq festivals

 

L'Istanbul Foundation for Culture and Arts, qui regroupe de nombreuses sociétés et industries, a été créée en 1973 par le Dr Nejat Eczacibasi pour le 50e anniversaire de la République turque. Cette fondation regroupe l'activité de cinq festivals : musique classique et théâtre coexistent depuis le début, le cinéma s'organise dès 1984, le jazz en 1986 et les arts plastiques en 1987. En 1992, la Fondation a reçu le Trophée international des arts et de la culture, de la part de l'Unesco. "Nos festivals sont devenus biennaux en raison de la crise économique, dit Dikmen Gürün, en charge du théâtre. Nous avons malgré tout tenu le pari de recevoir Pina Bausch. L'opération a coûté 40 000 dollars. Pina adore Istanbul, où elle était déjà venue deux fois. En 1998 pour présenter Le Laveur de carreaux, en 2000 pour Masurka Fogo." Dikmen Gürün est pro-européenne. Concernant l'islam, la montée du voile, elle dit que "ces choses-là se résoudront d'elles-mêmes en douceur, à condition de ne pas mettre la pression".