LA TURQUIE EUROPÉENNE

 

La Turquie entre Orient et Occident

Pourquoi gifler les Turcs ?

L'Express du 14/11/2002
par Bernard Guetta

Quelle erreur! Non seulement la Turquie est bel et bien européenne, non seulement MM. Védrine et Giscard d'Estaing (1) ignorent l'Histoire, mais à fermer aux Turcs les portes de l'Union nous ne serions que stupides.

Ce n'est pas pour rien que l'Empire ottoman était qualifié dès le XIXe siècle «d'homme malade de l'Europe» - de l'Europe et non pas de l'Asie. C'est parce que ses élites étaient déjà tournées vers nous, vers notre culture, nos idées, notre industrie, que la Turquie pressentait que son empire lui échappait, qu'elle ne voyait déjà plus son avenir dans le monde arabe, mais dans cette Europe où elle comptait déjà tant. Quand Paris et Londres, à la fin de la Première Guerre mondiale, se furent partagé l'empire défunt, Kemal Atatürk importa donc l'Europe en Turquie, copiant l'administration française, introduisant la séparation de l'Eglise et de l'Etat et cantonnant les imams aux mosquées.

Là commença une marche forcée vers l'Europe, marquée par l'adhésion à l'Alliance atlantique en 1952, l'accord d'association avec la Communauté en 1963 et l'acceptation, en 1999, de la candidature turque à l'Union. Huit décennies plus tard, les deux tiers des Turcs sont partisans de l'entrée dans l'Union. Cette européanisation de la Turquie n'est aujourd'hui plus l'ambition d'une élite. C'est une réalité.

L'identification de ce pays à l'Europe est si forte qu'il n'est pas un de ses partis, pas même et surtout pas les ex-islamistes désormais aux commandes, qui n'adhère à ce projet. En Turquie, la prégnance de nos valeurs est telle qu'elle impose la laïcité à l'islamisme, sécularise l'Islam et l'intègre à ce siècle, qu'elle le montre compatible avec la démocratie, et nous irions dire aux Turcs que, non, désolés, Ben Laden et les GIA avaient raison, les frontières de ce siècle sont religieuses?

On peut aussi se tirer dans le pied, refuser sa victoire et l'offrir aux fanatiques, mais on n'en voit pas l'intérêt. On peut prêter la main aux islamistes, les aider à précipiter ce «choc des civilisations» qu'ils souhaitent avec tant d'ardeur sanguinaire, on peut choisir d'opposer la chrétienté à l'islam plutôt que les Lumières à l'obscurantisme, mais pourquoi? Pourquoi irions-nous dire aux musulmans de France, de Grande-Bretagne et d'Allemagne que le modèle turc était une impasse et que leur seul horizon est wahhabite? Pourquoi refuserions-nous d'avoir pour frontière avec le monde arabe un Islam laïque et européen? Pourquoi retourner la Turquie contre nous?

Parce qu'elle n'est pas encore une démocratie? C'est vrai, mais il n'a jamais été question de la faire adhérer avant qu'elle ne le soit pleinement devenue. Parce qu'elle traîne le fardeau de campagnes archaïques? C'est aussi le cas de la Pologne, et, le jour où la Turquie serait entrée dans l'Union, les subventions agricoles seraient un souvenir. Est-ce alors parce que les Turcs sont non seulement musulmans, mais aussi nombreux?

Eh bien, oui! C'est tout le non-dit de l'affaire, mais si nous nous croyons si faibles que 67 millions de «musulmans laïques» nous islamiseraient de force, intégrons tout de suite les Etats-Unis d'Amérique. Arrêtons de parler d'Europe! Devenons américains - ce sera plus sûr.


(1) Hubert Védrine et Valéry Giscard d'Estaing se sont exprimés, dans les colonnes du Monde du 9 novembre, contre l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.