RICKY FORD ET LA TURQUIE

Ricky Ford, passé maître en jazz

LE MONDE | 21.03.02

Le saxophoniste américain partage son temps entre la France, où il vit depuis 1996, et la Turquie, où il enseigne et a fondé un big band de jazz.

"Donc vos collègues ont trouvé rigolo qu'il existe un big band de jazz à Istanbul ?" Ricky Ford accompagne sa question d'un "hum" dubitatif.

Bon, ce n'était peut-être pas le terme exact, disons amusant, inhabituel. Le saxophoniste bostonien, installé en France depuis plusieurs années, reprend : "Amusant, inhabituel." Silence. "Eh bien, qu'ils sachent que ce big band compte d'excellents musiciens, très sérieux, que l'un des plus fameux labels de jazz, Atlantic, a été fondé par les frères Ertegun, des Turcs, et qu'ici le jazz est connu et apprécié par beaucoup de gens." Calmement, Ricky Ford réaffirme le caractère universel du jazz, sa capacité à dépasser les origines culturelles et sociales. Il reprend une gorgée de son chocolat chaud. Le café proche des studios L'Avant-scène à Montreuil où il vient régulièrement répéter est presque désert. "Bien, alors, Istanbul..."

Il y a deux ans, Ricky Ford a été invité à l'Istanbul Bilgi University pour participer à une conférence et jouer. Le courant passe entre lui et les responsables de l'institution. On lui propose un poste d'enseignant et de monter un big band. A la Bilgi University, le jazz est considéré avec la même attention que les mathématiques, la littérature, l'économie. Cela convient à Ricky Ford, qui a toujours mis la transmission du savoir au cœur de ses préoccupations. "La mémoire du jazz autant que son avenir passent par l'enseignement. Contrairement à beaucoup de musiciens, je ne pense pas que cela fige le jazz. Nous avons des réflexes, un vécu professionnel, au-delà de la technique, à mettre à la disposition des élèves. Notre responsabilité est d'indiquer la bonne direction pour que cela débouche sur une démarche créative et non la simple reproduction."

Apprendre à bien apprendre, telle est sa démarche, lui qui à ses débuts a été idéalement pris en mains. A peine sorti du lycée et admis, à l'âge de 17 ans, au New England Conservatory de Boston, Ricky Ford intègre la section de saxophones de l'orchestre de l'école, menée par le pianiste Jaki Byard. Ce dernier lui présentera le contrebassiste Charles Mingus. "Il voulait me prendre tout de suite dans son orchestre. Jaki Byard l'a convaincu de me laisser le temps d'obtenir un diplôme. Il connaissait bien la vie de musicien en tournée et savait que c'était trop tôt pour moi."

Ricky Ford perfectionne l'instrument avec le clarinettiste Joe Allan, issu du milieu classique. "Il était très attentif à nous amener à avoir un bon son. Ensuite il ne nous restait plus qu'à trouver quoi en faire." Aujourd'hui, Ricky Ford est l'un des saxophonistes ténors les plus justes et précis ; il a la puissance, le phrasé, aborde toutes les émotions avec une singulière expressivité. La virtuosité dépassée pour n'être que musique.

Les pianistes Ran Blake, Gunther Schuller, tenants de l'abstraction, et George Russell, vont ouvrir Ricky Ford aux théories harmoniques, à l'arrangement. Chez un autre pianiste, Abdullah Ibrahim, avec lequel il jouera dans les années 1980, il trouve la richesse d'approche en matière rythmique. Ford est un bosseur. A l'âge de 20 ans, c'est le grand départ. L'orchestre de Duke Ellington, dirigé par son fils Mercer, lui offre le poste tenu durant près de vingt-cinq ans par Paul Gonsalvez. Beaucoup de parties solistes, l'histoire du jazz dans les doigts, qu'il faut assimiler vite et bien. Puis c'est Mingus, de 1976 à 1978. "Il avait une oreille très critique et lorsqu'il n'entendait pas ce qu'il avait décidé qu'il entendrait, il piquait des colères terribles. J'ai compris plus tard qu'il y avait énormément d'amour dans cela. Il voulait que l'on retire le maximum de ce qu'il nous apprenait."

LES RICHESSES FONDATRICES DU BLUES

Le big band a permis à Ricky Ford de vérifier que si l'on parvient à écrire un bon arrangement, bien structuré pour une grande formation, il pourra être adapté aisément à une petite formation. Le contraire est nettement moins évident. Il rejoint ensuite Lionel Hampton, enregistre avec McCoy Tyner, Dannie Richmond, ancien batteur de Mingus, Mal Waldron tout en menant ses propres formations, généralement du quartet au septet, où il explore toutes les richesses fondatrices du blues.

Ricky Ford est de ces musiciens qui prononcent avec fierté le mot "jazz", une musique qu'il considère comme loin d'être moribonde ou dépassée, sans qu'il soit besoin de l'habiller des atours de l'air du temps. "Il y a eu les orchestres swing, le be-bop où le soliste était au premier plan, le free jazz, l'arrivée de l'électricité et le jazz-rock, maintenant l'électro-jazz. Mais fondamentalement, le défi immense, c'est d'écrire un blues, de l'ancrer dans les codes qui permettent de l'identifier tout en évitant les stéréotypes. Se montrer créatif en partant de cette base nécessite de grandes connaissances, beaucoup de travail."

A Istanbul, où il réside depuis septembre 2000 durant la période scolaire, avec retour en famille, en région parisienne, le temps de quelques week-ends, Ricky Ford a aussi amené son expérience de directeur musical de l'orchestre de la Brandeis University (Massachusetts) où il a été artiste en résidence de 1985 à 1996. Plus d'une centaine d'arrangements à partir de ses propres compositions, celles de ses premiers maîtres, des standards, le patrimoine laissé par Mary Lou Williams... "Chaque arrangement, chaque nouvelle partition est un moyen d'approfondir mes connaissances. Les éditeurs, les compagnies phonographiques voudraient que le jazz se résume à des chansons, pas trop longues. Ici j'ai un formidable outil pour leur donner tort. L'orchestre tourne, nous allons bientôt enregistrer. Le jazz permet toutes les inventions."

Sa quinzaine d'enregistrements en leader le démontre magistralement. Généralement blues et hard-bop pour la forme, emporté par des compositions sophistiquées, le jazz de Ricky Ford se révèle familier, assumé dans son ancrage historique autant qu'il est un acte d'audace et de renouvellement constant. La marque des grands. Pour résumer son engagement de tous les instants, il reprend, en la détournant légèrement, une phrase de Daniel Steiner, ancien responsable d'Harvard et président du New England Conservatory : "Plutôt que de me demander ce que la musique a pu m'offrir, je préfère me demander ce que j'ai pu lui apporter chaque jour."

Sylvain Siclier