SHABANA SHOW
Pour l'émancipation des musulmanes
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Sur le trottoir enneigé, une foule compacte se presse devant le théâtre Victoria. Comme chaque soir, 300 personnes viennent assister au triomphe de Shabana Rehman, 26 ans, dont le décapant one-woman-show fait jaser le Tout-Oslo. Une heure et demie durant, cette Norvégienne d'origine pakistanaise à l'humour ravageur s'attaque aux mœurs rétrogrades des fondamentalistes musulmans établis en Norvège. Raille la xénophobie de certains autochtones. Ridiculise les postures «politiquement correctes» d'une certaine gauche bien-pensante.
«Son humour lui permet d'aller loin et de susciter une vraie réflexion»
Un spectacle? De la dynamite, plutôt. Revêtue d'une burqa, Shabana entre en scène sur un air de... bourrée scandinave! Effet burlesque garanti. L'instant d'après, elle épilogue sur le vêtement des femmes afghanes: «Excellent pour jouer au fantôme avec les enfants, mais... guère pratique pour assembler des meubles Ikea!» Spectacle au vitriol, le «Shabana show» est un appel à la révolte des femmes musulmanes, si possible dans la bonne humeur, contre l'oppression de leur religion. Les mariages forcés, en vogue parmi les Pakistanais, première communauté étrangère du pays, sont dénoncés sur un mode grinçant. Tout comme les excisions, imposées à de nombreuses Somaliennes. Ou encore la virginité obligatoire, qui conduit chaque année une quinzaine de femmes dans une clinique de la capitale où des spécialistes reconstituent leur hymen moyennant 11 000 couronnes (1 500 €). Une opération remboursée par la sécurité sociale.
C'est un fait: l'intégration des musulmans au pays des Vikings n'est pas un long fjord tranquille. Terre d'immigration depuis seulement une génération, la Norvège compte 7% d'habitants d'origine étrangère, venus du Pakistan, d'Iran, d'Irak, d'ex-Yougoslavie, de Somalie. Et la tendance s'accélère, sur fond de montée du mouvement populiste, aujourd'hui en tête des sondages. De 1997 à 2001, le nombre de demandeurs d'asile est passé de 3 000 à 17 000 par an. S'estimant débordé, le gouvernement de centre droit se prépare à durcir sa législation sur l'immigration, en s'inspirant de l'exemple danois.
Dans le nord de l'Europe, le choc des cultures se vit au quotidien. Le télescopage des coutumes islamiques avec le principe sacré d'égalité entre les hommes et les femmes, pilier de la social-démocratie, est patent. Dame de fer, la ministre des Régions, de l'Immigration et du Logement, Erna Solberg, résume: «Issus de sociétés patriarcales, les étrangers découvrent, à leur grande surprise, qu'ici la loi est du côté des femmes, et aussi des enfants.» Ainsi, 40 jeunes musulmanes victimes de violences familiales logent dans des appartements reliés à la police par un système d'alarme sophistiqué. «Même si notre politique sociale est des plus généreuses et que nous avons la réputation d'être tolérants, nous n'accepterons aucune forme d'intolérance sous prétexte que nous devenons une société multiculturelle», prévient la ministre, qui, par ailleurs, apprécie Shabana: «C'est une voix importante. Ses critiques font avancer le débat. Son humour lui permet d'aller loin et de susciter une vraie réflexion.»
Si cette opinion est largement partagée par les Norvégiens, elle ne l'est pas, loin s'en faut, par les leaders de la communauté musulmane. En 1999, ils accueillent son premier spectacle, un tantinet grivois, en criant à l'hérésie. «J'ai reçu une pluie d'e-mails et de coups de fil anonymes. Des gosses de 9 ans me traitaient de pute. J'ai eu peur», se souvient Shabana. A l'époque, elle réplique - scandale! - en posant nue dans un magazine politique, le corps peint aux couleurs du drapeau norvégien! Un cliché aujourd'hui célébrissime. «Je voulais faire passer un double message. Réaffirmer aux Pakistanais que je dispose de mon corps comme je l'entends. Et démontrer aux Norvégiens que l'on peut être née dans le Pendjab et être scandinave.»
Championne de l'agit-prop, l'amuseuse publique est peu à peu devenue une personnalité politique à part entière. Editorialiste à Dagbladet, l'un des journaux les plus lus du royaume, elle y signe des articles engagés, comme en témoigne ce titre éloquent: «Sous l'enfer du voile». Infatigable militante, elle n'hésite pas à descendre dans la rue pour manifester contre le racisme ou dénoncer les crimes d'honneur. Au lendemain de l'assassinat, voilà un an, de Fadime, une jeune Kurde tuée en Suède par son père parce qu'elle refusait de se soumettre à un mariage arrangé, c'est elle qui mène le cortège. Elle trouve des opposants sur son chemin. Une association de femmes musulmanes (dirigée par une Norvégienne convertie à l'islam) organise une contre-manifestation pendant laquelle Shabana est symboliquement «excommuniée». «Si j'ai bien compris, le mot d'ordre absurde de ce rassemblement était: “Nous sommes ravies d'être des femmes soumises”...», ironise Shabana dans les colonnes de Dagbladet.
L'esclandre d'Alicante
L'affaire prend une tournure nationale lorsqu'une sociologue de l'université d'Oslo accuse la comédienne de «faire de l'ombre aux autres immigrés en monopolisant l'espace médiatique». Commence alors une virulente joute verbale, par journaux interposés. Pour ou contre Shabana? Bientôt, tous les éditorialistes et leaders d'opinion prennent part à ce qui est désormais appelé le «Shabana débat». «Trublion, elle joue vraiment un rôle décisif dans la société. En brisant les tabous, elle a libéré la parole. Et obligé les élus et les responsables communautaires à prendre position sur l'épineux sujet de l'intégration», note Manuela Ramin-Osmundsen, directrice adjointe au ministère de l'Immigration, Franco-Norvégienne originaire de la Martinique.
Dans le restaurant pakistanais tenu par sa sœur, la comédienne confie qu'elle a été victime, adolescente, de violence familiale. A 15 ans, elle s'enfuit. «Aujourd'hui, je suis réconciliée avec mes frères, qui sont mes premiers supporters», dit-elle, avant de décocher ses flèches contre les milieux intellectuels et universitaires: «Les bien-pensants m'accusent d'envenimer les choses. Mais doit-on rester les bras croisés et se taire pendant que des femmes subissent des violences? En fait, la gauche préférerait cantonner les immigrés dans leur rôle de victimes: c'est le moyen le plus sûr de leur confisquer la parole. Une immigrante qui parle, et proteste, cela n'est pas convenable... S'ils souhaitaient vraiment l'émergence d'un islam moderne, ils encourageraient la controverse plutôt que de nier les problèmes.»
Accusée de faire le jeu du Parti du progrès (droite populiste), Shabana Rehman hausse les épaules et rit en songeant à son périple espagnol. Le 17 mai 2002, jour de la fête nationale norvégienne, elle se rend, à l'invitation d'une association d'expatriés, dans les environs d'Alicante (Espagne). 50 000 Norvégiens, essentiellement des retraités, pour la plupart sensibles aux sirènes populistes, y vivent en vase clos. Sur place, elle prononce un discours mémorable où, de but en blanc, elle propose d'appliquer à l'auditoire les idées du Parti du progrès. A commencer par l'obligation faite aux étrangers de maîtriser la langue du pays d'accueil. «Combien d'entre vous parlent espagnol?» lance-t-elle à un parterre interloqué. Largement médiatisé en Norvège, l'esclandre met une fois de plus les rieurs du côté de la trouble-fête. Quelques jours plus tôt, elle avait reçu le trophée 2002 de la Liberté d'expression, la plus prestigieuse distinction décernée en Norvège après le prix Nobel de la paix. Son trophée en main, elle avait alors parodié les discours convenus des lauréats des Césars, en commençant par ces mots: «Merci aux mollahs, sans lesquels je n'aurais pas fait carrière...»
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