UZAK

 

RENCONTRE «Uzak», aujourd'hui en salle, a révélé le cinéaste turc au dernier Festival de Cannes
Nuri Bilge Ceylan en autoportrait

Dominique Borde
[14 janvier 2004] Le Figaro

Il y a trois ans, Nuages de mai faisait connaître en France le jeune cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, son style naturaliste, son ton tchékhovien et l'économie de moyens qui obligeait cet esprit indépendant à s'autoproduire et à tourner avec des acteurs amateurs en décors réels. Cette année, au dernier Festival de Cannes, c'est l'apothéose et la récompense. Son dernier film, Uzak, tourné à Istanbul dans son propre appartement, est couronné d'un grand prix de la critique et d'un double prix d'interprétation pour Muzaffer Ozdemir et à titre posthume pour Mehmet Emin, mort dans un accident peu après le tournage.

L'allure d'un éternel étudiant avec son jean et ses lunettes cerclées de métal, Nuri Bilge Ceylan a gardé la sérénité et la modestie des artisans pour parler de ce film, portrait d'une solitude envahie par un étranger : «Je voulais tourner autour d'une situation qui me concerne. J'étais comme mon héros Mahmut avant de réaliser Uzak, que j'ai mis dix ans à pouvoir faire. Ces dix années sont devenues le moment du film.» Un moment parfois oppressant, suivi par une caméra qui cerne son personnage, entre sa bibliothèque, ses compositions photographiques, ses soirées devant la télé ou la souris perturbatrice qui s'est installée dans la cuisine. Pas un geste, pas un regard ne nous échappe comme pour soupeser ce temps qui passe, presque immobile, à peine dilaté par l'habitude et habité par l'égoïsme. On est dans l'attente sans espérance, dans l'oisiveté sans jouissance, dans une solitude qui a besoin d'ordre pour ménager ses angoisses.

«Le plus dur pour moi fut l'écriture du scénario. Il fallait créer un événement pour décrire cette situation de solitude. J'ai donc inventé le cousin qui dérange, deuxième personnage qui s'oppose à mon héros pour mieux dénoncer son état. Écrire est toujours une épreuve. Il faut rester assis et tout mon corps souffre. J'ai besoin de bouger... J'ai donc mis un an à construire mon histoire que j'ai parfois modifiée au cours du tournage. L'idée de départ est restée mais j'ai modifié la fin avec le départ du jeune cousin.»

Mais le vrai thème du film demeure la vision d'un désespoir statique troublé par l'inconnu, dérangé dans son ordonnance. «C'est aussi pour lui une occasion de se reconnecter avec la vie, comme la femme qu'il va tenter de retrouver peut être porteuse d'espoir. Mais ça ne marche pas. C'est seulement à la fin, où il est prêt à faire quelque chose pour changer parce qu'il a un sentiment de culpabilité. Son caractère est très proche du mien. D'ailleurs, dans la vie intellectuelle des grandes villes, on trouve beaucoup de gens comme cela.»

Presque comme une métaphore, on peut penser que le tournage a dérangé le propre appartement de Nuri Bilge Ceylan et violé son intimité comme celle de Mahmut. Mais avec un sourire, il explique que ses habitudes furent finalement peu bouleversées : «J'ai toujours choisi le même angle pour placer la caméra et j'ai changé peu de chose dans la décoration, sauf les photos au mur. Comme je tourne avec une petite équipe, rien n'a été bouleversé. Nous étions cinq... Mais maintenant, l'appartement a changé car je me suis remarié !»

A la fin du film, dans un paysage presque onirique, Mahmut erre dans Istanbul sous la neige, les paquebots y ressemblent à des fantômes et lui, sorti de sa retraite, semble traverser un désert animé, reflet de sa vie intérieure et de son aridité extérieure. Ainsi, on accompagne un coeur en hiver dans l'hiver de la ville. «Pour l'ambiance du film, c'était nécessaire mais on ne pouvait prévoir la neige. Quand c'est arrivé, en janvier, on s'est dépêché de filmer. C'était aussi une façon de montrer que mon héros avait besoin du refuge de son appartement. Les jeunes là-bas ne sont pas en sécurité dans les rues...»

Maintenant, avec deux prix à Cannes, une reconnaissance internationale et des ventes à l'étranger, Nuri Bilge Ceylan peut passer de l'artisanat à des productions de plus grande envergure. Ce qui le laisse sceptique. «A part, l'aide d'une fondation de Rotterdam qui m'a alloué 12 000 dollars, je me suis toujours produit tout seul. Ce qui est un gage de liberté. Le film était sorti en Turquie avant Cannes et avait fait 20 000 spectateurs, ce qui est honnête. Depuis, il est ressorti et en a totalisé 60 000. Mais les ventes à l'étranger avaient été décuplées avant. Toutefois, je reste prudent devant les propositions. Cela me fait peur... Pour le moment, je vais encore essayer de me produire moi-même pour faire un film à petit budget.»

Quant au futur sujet, Nuri Bilge Ceylan pense filmer la vie d'un couple marié qui a des problèmes. «J'ai été marié pendant huit ans et j'ai des souvenirs...» L'ombre d'un autre Mahmut, de sa lucidité et de sa misanthropie, sont toujours présentes, comme l'avoue le cinéaste : «Il faut trouver une nouvelle âme à l'intérieur de son âme.» Mais au milieu du doute et de ce sourire serein qui allume son visage, ce futur père qui vient de refaire sa vie lance sa seule certitude : «Je tournerai toujours en Turquie avec des Turcs. Cela j'en suis sûr !»


"Uzak" : Le Turc des villes et le Turc des champs

LE MONDE | 13.01.04

Poussé par l'exode rural, un provincial installe ses gros sabots chez son cousin raffiné d'Istanbul. Une fable mélancolique de Nuri Bilge Ceylan, mélancolique et drôle à la fois, grand prix du jury du Festival de Cannes.
C'est un peu Le Rat des villes et le Rat des champs, de Jean de La Fontaine, transposé de nos jours en Turquie, et naturalisé par le cinéma. Remuons quelques funestes souvenirs de récitation : "Autrefois le rat des villes/Invita le rat des champs/D'une façon fort civile/A des reliefs d'ortolans/Sur un tapis de Turquie/Le couvert se trouva mis/Je laisse à penser la vie/Que firent ces deux amis." Ainsi débute la fable, puis sur ces entrefaites un bruit apeure les deux dîneurs qui détalent, ce qui incline le rat des champs à cette morale : "C'est assez, dit le rustique/Demain vous viendrez chez moi/Ce n'est pas que je me pique/De tous vos festins de roi/Mais rien ne vient m'interrompre/Je mange tout à loisir/Adieu donc. Fi du plaisir/Que la crainte peut corrompre."

Ainsi va Uzak, de Nuri Bilge Ceylan, à cette différence, lourde de conséquences, que la vie rurale n'y sert plus de référence en matière ni de couvert ni de quiétude. C'est pourquoi Yusuf, qui crie famine dans sa campagne, vient tout à trac chercher refuge chez son cousin Mahmut, citadin d'Istanbul et dégustateur solitaire d'ortolans, qui s'est pourtant bien gardé de l'y inviter. Un drôle d'oiseau ce Mahmut. Photographe publicitaire et artiste raté, il vit seul dans un appartement relativement cossu, confit dans ses sacro-saintes habitudes de garçon bientôt vieux, perpétuellement en deuil d'un idéal désormais rabougri en égotisme domestique. Sa télé, ses cassettes pornos, son fauteuil, son journal, ses pièges à rat, sa maîtresse occasionnelle, son bureau, son mutisme, son labo, tout cet ordre méticuleux qu'un souffle bouleverserait.

Alors imaginez Yusuf, ce gros pataud... Yusuf et sa bonne bouille de crève-misère, Yusuf et ses manières de plouc, Yusuf qui ne pense jamais à éteindre la lumière derrière lui, Yusuf et le fumet moisi de ses chaussures, Yusuf et son exaspérante naïveté, sa foi désinvolte en la solidarité familiale, ses espoirs désarmants d'ascension sociale... Yusuf enfin tel qu'il fait honte à Mahmut, qui le lui fait parfois cruellement savoir, quitte à avoir honte de sa propre honte.

D'un certain point de vue, Uzak n'est rien d'autre que le récit de cette cohabitation forcée, ou plus exactement sa mise en scène, soit sa traduction selon ces trois axes privilégiés que sont l'espace, la parole et le temps. Qu'il s'agisse de la caractérisation de personnages, qui ne partagent rien en dépit de leur proximité, ou des changements de cadres, qui alternent les scènes confinées dans l'appartement douillet de Mahmut et l'infinie perspective d'une ville maritime tapissée de neige, cette mise en scène est tout entière dominée par la dialectique du proche et du lointain.

Cette dernière colle si intimement au film qu'elle s'insinue jusque dans l'intérieur des plans, qui se révèlent le plus souvent porteurs de deux réalités dont la coexistence est rendue problématique par leur proximité même, dans le cadre (premier plan et arrière-plan), dans la définition de l'image (net et flou) ou dans l'organisation de l'espace (les portes comme autant de frontières). Cette capacité à suggérer une situation morale (l'incompatibilité des points de vue) par un pur agencement technique (des corps dans l'espace, de la mise au point de la caméra, du trouble de la vision qui en résulte) signale une grande intelligence du cinéma. Celle-là même qui, sans discours superflu ni recours à une psychologie pesante, traduit en termes purement physiques le paradoxe métaphysique de notre temps, qui veut que les hommes n'auront jamais semblé à la fois si proches et si éloignés les uns des autres.

Des scènes très dialoguées voisinent ainsi avec un art qu'on croirait hérité du cinéma muet, tant les deux hommes peuvent à l'occasion devenir laconiques, et tant est brillante - d'intuition, de sensibilité, de justesse - la manière de rendre parlante leur situation sociale en même temps que leurs états d'âme respectifs. Regardez cet admirable plan-séquence, sans dialogue, au cours duquel Yusuf, qui fait le pied de grue devant le domicile de son cousin, repère dans la perspective étroite de la ruelle une jolie fille seule qui attend non loin de lui, l'observe longuement derrière ses lunettes noires, s'apprête peut-être à l'aborder, puis la regarde bêtement passer alors qu'elle vient d'être rejointe par une amie voilée. Que nous dit le hurlement d'alarme de voiture qui se déclenche à ce moment précis, bientôt éteint par une brute en maillot de corps depuis le premier étage d'un immeuble ? Mille choses à la fois, qui vont du burlesque au tragique : l'intensité du désir de Yusuf, l'éclat de son impuissance, et la fatalité de sa solitude dans une société où une fille émoustillante peut cacher une fille voilée, et où ce sont toujours les autres qui ont les clés de la voiture.

Le film regorge de scènes aussi inspirées, qui font aussi un sort à la mesquinerie de Mahmut et à ses petits trafics domestiques (faire semblant de regarder Tarkovski quand le cousin rôde dans le salon, puis le remplacer par une cassette porno quand il a le dos tourné, rencontrer son amante dans un café, mais feindre de ne pas la voir...), sans pour autant le rendre antipathique. Car le désappointement devant la vie est bien le sentiment que les deux cousins - l'un au regard de son passé, l'autre à celui de son avenir - ont secrètement en partage et qui les assujettit, en dépit des apparences, à un sort commun qu'ils ne veulent ni ne peuvent nommer. Et ce qui rend ce film si pertinent et si émouvant à la fois, c'est évidemment que ces cousins sont aussi nos cousins dans l'ordre de la dépossession, que ce lointain (en turc : uzak) qui les rassemble est l'horizon d'un monde devenu aussi indéchiffrable pour les hommes qui l'habitent que le regard noyé de Mahmut à la fin du film l'est pour ses spectateurs. Morale de l'histoire : à force d'installer des pièges à rats dans son logis, l'homme (à l'instar de Mahmut) finit par se prendre le pied dedans.

Dernier volet d'une trilogie commencée avec les magnifiques Kasaba (1997) et Nuages de mai (1999), Uzak a remporté le Grand Prix du jury ainsi qu'un double prix d'interprétation masculine au Festival de Cannes. L'un des deux récipiendaires de ce prix, Mehmet Emin Toprak, qui interprète si admirablement Yusuf, s'est tué dans un accident de voiture après le tournage du film. Toprak était le véritable cousin de Nuri Bilge Ceylan, lequel exerce par ailleurs la profession de photographe pour gagner sa vie, car tous ses films sont autoproduits. Tourné dans son propre appartement, Uzak fait donc partie d'une entreprise où la fiction et la réalité ne cessent de se nourrir, et qui nous envoie, à l'heure où la Turquie frappe à la porte de l'Europe, des nouvelles d'un pays lointain qui nous est infiniment plus proche qu'on ne le pense. Il est donc grand temps de découvrir Nuri Bilge Ceylan, ce cinéaste qui est d'ores et déjà des nôtres en vertu de la profondeur et de l'élégance de son art.

Jacques Mandelbaum

Film turc. Avec Muzaffer Özdemir, Mehmet Emin Toprak, Zuhal Gencer Erkaya, Nazan Kirilmis. (1 h 50.)

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.01.04


Une génération désenchantée


LE MONDE | 13.01.04
Istanbul correspondance

Porté par une vision crépusculaire d'Istanbul, Uzak dresse en filigrane l'état d'une génération au sein de la société turque actuelle. Selon Atilla Dorsay, critique de cinéma, la démarche créatrice de Nuri Bilge Ceylan se révèle emblématique d'une nouvelle orientation du cinéma turc. "Uzak s'inscrit dans un courant qui s'est affirmé en Turquie à partir des années 1980, après la période plus militante de Yilmaz Güney. Davantage centrés sur l'individu, ces films mettent en avant les doutes intérieurs, les angoisses existentielles, le malaise social de l'homme turc. Ömer Kavur et Zeki Demirkubuz sont les principaux représentants de ce courant introspectif et psychologique. Ces films sont aussi en phase avec leur temps en enregistrant les grandes évolutions sociales et culturelles du pays, en particulier la montée croissante des valeurs individualistes en Turquie."

A cet égard, la figure tourmentée du photographe, dépeinte avec un réalisme âpre, semble particulièrement représentative : "Sa trajectoire incarne la tradition de l'intellectuel turc avec les contradictions et les impasses dans lesquelles il se trouve aujourd'hui. Il appartient à une sorte de middle-class en voie d'embourgeoisement, soucieuse d'"éclairer" la société tout en restant coupée d'elle", observe le sociologue Ferhat Kentel. "Beaucoup d'artistes de cette génération peuvent se reconnaître dans ses errances urbaines, estime le cinéaste engagé Reis Çelik. Moi aussi, je suis venu à Istanbul à l'âge de 15 ans depuis mon village de l'Est anatolien. Nous sommes tous entrés dans Istanbul par la fenêtre."

Pour Arif Asçi, photographe indépendant, l'état d'insatisfaction du personnage principal repose avant tout sur un "antagonisme conflictuel entre son passé, nourri d'un idéal artistique, et sa condition présente au service du marché publicitaire". "Certaines scènes expriment très bien cette contradiction, poursuit-il, comme celle où il hésite à photographier une belle lumière dans la campagne anatolienne à cause de son caractère non commercial. Je ressens personnellement le même dilemme du photographe entre l'"art" et le "commerce", même si je ne travaille pas pour la publicité."

INEXORABLE DISSOLUTION

Cette apathie serait également le produit, selon certains, des mutations sociologiques traversées par la Turquie. "L'isolement dans lequel il s'enferme, son absence de communication avec son entourage, reflètent les conséquences du mode de vie occidental qui s'est développé en Turquie à la suite du processus d'urbanisation et d'industrialisation. Uzak oppose deux univers, l'urbain et le rural, à travers la promiscuité forcée entre le photographe et son jeune cousin", explique Hasan Bülent Kahraman, universitaire et éditorialiste. "C'est aussi, ajoute-t-il, le premier film turc à mettre en scène un conflit de valeurs, entre vie privée et communauté, dans une société où l'organisation sociale demeure traditionnelle. Le photographe défend son territoire et préserve son intimité face à un intrus qui déstabilise son ordre intérieur. L'espace privé devient un enjeu de pouvoir."

Le désenchantement latent du photographe apparaît intimement lié, enfin, à la trajectoire politique et sociale d'une génération confrontée à une profonde remise en question dans les vingt dernières années. "Le coup d'Etat militaire de 1980, qui a entraîné un processus de dépolitisation, et l'avènement de la société de consommation, sous l'effet du libéralisme économique, ont contribué à marginaliser notre génération politique", soutient Kentel.

L'effacement du débat intellectuel engagé et la disparition des grandes idéologies collectives, la primauté de nouvelles références culturelles de masse et la quête du profit individuel ont renforcé le déphasage social en accentuant le fossé entre les générations. "J'ai 40 ans. On croyait au socialisme autrefois. Nous étions une communauté politique avec des idéaux révolutionnaires, des aspirations communes. Un jeune de 25 ans, comme le villageois du film, ne connaît rien de cela aujourd'hui", résume Asçi.

De l'avis général, ce film traduirait ainsi l'inexorable dissolution des idéaux de jeunesse, tant politiques qu'artistiques, d'une génération qui avait cru pouvoir changer la société et le monde, et qui se retrouve aujourd'hui face à ses propres désillusions.

Nicolas Monceau

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.01.04


Nuri Bilge Ceylan, réalisateur de "Uzak"

Istanbul blues
Grand Prix du jury à Cannes, le Turc Nuri Bilge Ceylan impose son style, entre inquiétude existentielle et humanisme chaleureux. Découverte d'un cinéaste majeur.

Istanbul est encore sonnée par la rafale d'attentats de novembre dernier, vidée de ses touristes. Nuri Bilge Ceylan vit à moins d'un kilomètre des deux principaux lieux frappés, dans le vieux quartier du Taksim, sur la côte européenne. Lorsque la bombe visant le consulat britannique a explosé, il se trouvait dans un café à proximité : « Toutes les vitres de la rue ont volé en éclats. Mais le terrorisme, on connaît, il y a eu beaucoup d'attentats dans les années 70. Aujourd'hui, Istanbul est une ville sûre », répète-t-il comme pour s'en convaincre. Avec ses chaussures de montagne, sa doudoune à capuche et sa force tranquille, il fait un fier éclaireur dans ces ruelles en pente raide, transformées en rivières par un déluge ininterrompu.

Nuri Bilge Ceylan n'est vraiment à son aise qu'en Turquie. En recevant à Cannes le Grand Prix du jury pour Uzak (en plus d'un double Prix d'interprétation masculine pour ses acteurs), il a rendu hommage à un compatriote illustre, le cinéaste Yilmaz Güney. Ce dernier avait payé cher son opposition au régime militaire des années 70 et ses idées progressistes : séjour en prison, puis exil en France. Nuri Bilge Ceylan a rappelé que Güney n'avait jamais pu rapporter sa Palme d'or (pour Yol, en 1982) chez lui, et qu'il était mort sans revoir son pays. Implicitement, Ceylan suggérait aussi ce soir-là qu'il était le premier réalisateur turc internationalement reconnu, après vingt ans de black-out.

De fait, son émergence est l'un de ces signaux encourageants que la planète cinéma continue d'émettre, même quand les temps sont durs. Au même titre que la nouvelle vague argentine depuis deux ans... Pour l'instant, Nuri Bilge Ceylan, 44 ans, est une vague à lui seul. Il a réussi cette manière d'exploit : accéder à la cour des grands en trois longs métrages financés par lui seul et réalisés avec une équipe technique de cinq personnes au plus.

Quand, après une longue vadrouille dans la tempête, il nous ouvre la porte de son vieil appartement avec vue sur le Bosphore, il ouvre aussi celle de son film. C'est là qu'ont été tournés presque tous les intérieurs d'Uzak. Il s'excuse d'avoir bougé quelques meubles depuis. Et prend aussi la peine de vous rassurer : « Non ce n'est pas comme dans le film : on n'est pas obligé d'enlever ses chaussures ni d'aller fumer dans la cuisine. » Mais si, c'est comme dans le film : même lumière hivernale, même silence cotonneux, régulièrement entamé par les aboiements des chiens errants au loin, même lent égrènement des minutes, que le cinéaste ne cherche pas spécialement à remplir. La parole n'est pas son langage, ses films sont presque muets.

Les trop rares spectateurs de Nuages de mai (sorti en France en mars 2001), deuxième long métrage de Nuri Bilge Ceylan, savent à quel genre de miracle la dilatation du temps peut conduire sous son regard. Et comment il sait rendre métaphysiques aussi bien un rai de lumière à travers les branches qu'un pansement au doigt d'une vieille dame endormie. Tourné dans la campagne où Ceylan a grandi, près de la mer Egée, Nuages de mai est un film-répit, sensuel et nonchalant, un antidote à la fuite des choses, des instants et des êtres. Le principe rappelle certains films de l'Iranien Kiarostami (un maître avoué) et son goût pour la mise en abyme : l'histoire est celle d'un réalisateur revenu d'Istanbul pour filmer ses parents, plutôt récalcitrants. Or cette semi-fiction que le personnage essaie de tourner avec eux, c'est peu ou prou Kasaba, premier long métrage de Ceylan (inédit en France). Dans les deux cas, les parents sont « joués » par les propres parents du cinéaste...

Aujourd'hui, Uzak prolonge ce jeu subtil avec l'autobiographie. On retrouve pratiquement le même personnage central, mais saisi dans la froideur de la vie urbaine : un photographe solitaire, frustré dans ses ambitions artistiques et replié sur un confort matériel qu'il mégote à son cousin de la campagne, venu chercher du travail en ville. L'huile de la fiction et l'eau de la réalité s'y mélangent jusqu'à l'émulsion parfaite. L'acteur principal est le même que dans Nuages de mai : Muzzafer Ozdemir, « grand paresseux, grand timide » vivant à Ankara, alter ego que Nuri Bilge Ceylan s'est trouvé jadis pendant son service militaire dans cette ville. Quant au cousin, lui aussi présent dans Nuages de mai, c'est le propre cousin campagnard de Ceylan, mort dans un accident de voiture au printemps 2003, quelques semaines après le tournage.

A travers ces deux figures, le citadin d'adoption rattrapé par le doute et le rural velléitaire, incapable de s'insérer, c'est la propre histoire de Nuri Bilge Ceylan qui se lit en pointillé. Pendant près de vingt ans, il s'est demandé comment vivre et quoi faire de son temps. S'il voulait rester (ou retourner) au village pour faire des ronds dans l'eau ou bien chercher encore sa place et son « objet ». Il aurait pu consumer toute sa vie dans cet intime débat existentiel, comme un personnage de Tchekhov, auquel ses films font irrésistiblement penser.

A 16 ans, un double déclic se produit : la découverte du Silence de Bergman le bouleverse et il se met à la photo, attiré par « le mystère de la chambre noire ». Comme ses copains de lycée, il se retrouve dans une école scientifique : « Dès le premier jour, j'ai su que je ne serais jamais ingénieur, mais j'ai continué, faute d'alternative. » Ses photos en noir et blanc, très stylisées et un peu scolaires, lui offrent l'opportunité d'exposer et de publier un recueil. Sans plus. Et malgré le diplôme d'ingénieur, le gouffre s'ouvre de nouveau. Il s'enfuit à Londres en stop, devient barman, cinéphage compulsif et solitaire : « Quand vous voyez les films seul, ils vous atteignent beaucoup plus. »

Un sentiment d'impasse l'expédie ensuite dans les montagnes népalaises, « en quête de réponses », avant un retour à la case départ. Le service militaire est une délivrance : « J'étais débarrassé d'avoir à choisir, à décider. » Le cinéma le taraude de plus en plus (Ozu, Antonioni, Tarkovski), mais toujours comme un fantasme hors de sa portée, malgré une tentative de formation dans une école spécialisée d'Istanbul : « Les gens de cinéma aiment faire croire qu'il est très difficile d'en faire, pour entretenir le mythe. » Finalement, il devient le photographe attitré, et écrasé d'ennui, d'une fabrique de carrelages d'Istanbul, exactement comme le personnage d'Uzak. Et cela dure une décennie.

A 36 ans, l'âge où beaucoup prennent leur parti d'une erreur d'aiguillage, il ose finalement s'acheter une caméra 35 mm d'occasion et réalise un court métrage noir et blanc sans paroles, Kosa, en filmant ses parents aux prises avec les éléments naturels. Sans jamais avoir été assistant ni fréquenté le petit milieu du cinéma turc (dix à quinze films par an), il s'invente ses propres règles : ne dépendre de personne, prendre tout son temps, financer chaque nouveau film avec l'argent, même dérisoire, rapporté par le précédent, ne travailler qu'avec des proches, miser sur l'improvisation, fabriquer soi-même ses affiches, etc. Remarqués au festival de Berlin, Kasaba et Nuages de mai sont vus chacun par près de vingt mille spectateurs à Istanbul : « C'est à la fois très peu et suffisant pour continuer. »

Le score a été triplé par Uzak, auréolé de ses médailles cannoises ­ et de celles glanées dans plus de trente festivals depuis. A présent, les journalistes et producteurs turcs s'intéressent à Nuri Bilge Ceylan. Les producteurs français aussi. Lui hésite encore à changer d'échelle et ressasse sa hantise des commanditaires, même si son nouveau projet, un road-movie à travers la Turquie, nécessite davantage de moyens que les précédents. Il traîne toujours dans les cafés avec son meilleur ami Zeki Demirkubuz, lui aussi réalisateur (inconnu en France, malgré une sélection pour « Un certain regard » à Cannes 2002). Il hante les cinémas d'Istanbul, écrit la nuit, songe à transformer l'appartement d'Uzak en bureau à part entière. La reconnaissance ne l'a-t-elle pas guéri de son blues existentiel, et partant, privé de sa source d'inspiration ? Sourire mélancolique : « Pour l'instant, je ne ressens aucun changement. En revanche, je m'attends à en éprouver davantage dans quelques mois, avec la naissance de mon premier enfant... »

Louis Guichard (envoyé spécial à Istanbul)

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