LES TURCS D'ALLEMAGNE

 
Un cinéma allemand à têtes turques
Une nouvelle vague de réalisateurs et d'acteurs de la deuxième génération tente de s'imposer malgré les clichés.

Par Odile BENYAHIA-KOUIDER
Hambourg envoyée spéciale
mercredi 08 janvier 2003
- Libération.fr

«Je suis née en Allemagne, j'ai eu le bac en Allemagne et un réalisateur allemand ne peut même pas imaginer que je parle parfaitement allemand !» Idil Uner, actrice

Ils ont une trentaine d'années et vivent à Hambourg ou Berlin. Leurs parents, arrivés de Turquie dans les années 60, rêvaient qu'ils deviennent médecins ou mécaniciens. Pour qu'ils puissent trouver du travail en rentrant au pays. Mais Fatih Akin, Mehmet Kurtulus, Buket Alakus, Idil Üner, Birol Ünel ont choisi le cinéma. Un cinéma imprégné de leurs origines, qui refuse pourtant avec véhémence d'être assimilé à un cinéma de l'immigration et minoritaire. Ils ne veulent pas se cantonner à raconter la vie des Turcs en Allemagne car ils se considèrent comme les «nouveaux Allemands», ceux qui incarnent la nouvelle vague du cinéma allemand.

Leurs films commencent à tourner dans les festivals. Et quelques réalisateurs allemands leur proposent des rôles qui sortent des clichés habituels de petits margoulins, de vendeurs de döner kebab ou de femmes au foulard. Rarissime encore... Car la plupart des acteurs d'origine étrangère vivent dans l'ostracisme et doivent se battre pour obtenir des rôles au cinéma ou à la télévision. Choisir un Jamel pour jouer dans Astérix, cela reste nettement plus facile en France. Le terme «beur» n'existe d'ailleurs pas pour les Turcs de la seconde génération. Même né en Allemagne, un Turc reste turc. Alors faire admettre qu'avec un nom turc et une tête basanée on peut être un très bon acteur allemand, cela revient à soulever des montagnes.

«Authenticité». C'est ce que fait la bande de Fatih Akin. Tous se sont greffés autour d'un film, Kurz und Schmerzlos, le premier long métrage d'Akin, sorti en 1998. L'histoire de trois amis, un Turc, un Grec et un Serbe, qui vivotent de petits trafics à Hambourg-Altona jusqu'au jour où l'un des trois se met à frayer avec la pègre. 60 000 entrées en salle, sélection à Locarno. La critique salue le réalisateur qui n'a que 25 ans. «Je ne voulais pas être réalisateur, raconte-t-il avec son accent de Hambourg. Je voulais être acteur. Au début des années 80, c'était le grand boom des magnétoscopes. J'avais un cousin qui avait ouvert un magasin de vidéo. Le week-end, on se passait plusieurs films à la suite en famille, c'est là que j'ai décidé d'être acteur.» Comme il ne trouvait pas de rôle, et qu'il était doué pour l'écriture, Fatih écrit un scénario qu'il propose en 1993 à des producteurs de Hambourg. Un seul manifeste son intérêt, Ralph Schwingel, un ex-gauchiste qui dirige Wüste Film. «Je ne l'ai pas fait pour des raisons politiques, explique-t-il. Les films allemands n'ont rien à raconter, ils sont froids et ennuyeux. Là, il y avait une vraie histoire, une authenticité.»

Fatih Akin a donné le rôle du voyou turc à Mehmet Kurtulus, devenu depuis l'une des étoiles montantes du cinéma allemand. Pour lui aussi, le cinéma semblait inaccessible à un jeune homme qui a quitté la Turquie avec ses parents pour vivre près de Braunschweig. «C'était une idée absurde, raconte Kurtulus, 30 ans. Etre acteur allemand en Allemagne, c'est déjà un marché très étroit, alors pour nous... Dans nos familles, personne ne songeait à faire ça.» Embarqués dans Kurz und Schmerzlos, Kurtulus et une jeune actrice prometteuse, Idil Üner, formée à l'Ecole de théâtre à Berlin, crèvent l'écran. Un an plus tard, le trio récidive avec Im Juli (En juillet), histoire d'amour sur fond de road-movie entre Allemagne et Turquie, emballant 500 000 spectateurs en 2000.

Explosion. Pour la critique, c'est clair : les Turcs prennent les commandes du cinéma allemand. La même année, trois autres films «turcs» sortent sur les écrans. Lola und Bilidikid, de Kutlug Ataman, raconte une histoire d'amour tragique entre le macho turc Bili et le travesti turc Lola ; April Kinder, de Yüksel Yavuz, dépeint les aspirations contrariées des jeunes Turcs vivant en Allemagne ; Dealer, de Thomas Arslan, plonge dans le milieu de la drogue. Le cinéma allemand n'avait pas connu une telle explosion depuis 1986, quand Tevik Basir avait ouvert la voie avec 40 m2 Deutschland, huis clos d'une noirceur absolue entre un ouvrier turc et son épouse ramenée du pays qu'il enferme à clé dans son appartement. Mais les acteurs parlaient turc, le sujet était totalement turc : rien de commun avec la nouvelle génération qui aspire à faire du cinéma allemand.

Depuis, Fatih Akin a dérouté la critique avec son troisième film, Solino, actuellement dans les salles allemandes. Car la trame n'est pas turque, mais italienne, mettant en scène les relations d'amour-haine entre deux frères qui ont quitté avec leurs parents leur village natal en Italie pour s'installer en Allemagne. «Les critiques passent leur temps à me demander pourquoi je n'ai pas fait un film turc ! Pour eux, un Turc doit faire un film turc, alors qu'on est censé faire l'Europe. C'est du racisme de gauche», s'insurge Fatih Akin.

Birol Ünel, 42 ans, héros du prochain film de Fatih Akin, Gegen die Wand («Contre l'écran»), a la rage au ventre. «Me demander si je suis un acteur turc alors que je joue en Allemagne depuis vingt-deux ans. J'ai joué Siegfried avec Castorf ! Je suis un acteur. Point. Il y a vingt ans, c'était encore une curiosité, maintenant ça devrait être normal.» Mehmet Kurtulus s'indigne aussi : «Dans les festivals étrangers, nous sommes bien allemands ! Lorsque l'équipe de France est devenue championne du monde de foot, on ne demandait pas à Zidane s'il se sentait arabe.» Idil Üner est consternée : «Je ne fais pas "profession : turque" ! Mes parents sont des progressistes. Pour moi, il est exclu de jouer une femme portant le foulard.»

Affronts. La violence de leurs réactions est à la hauteur des affronts qu'ils subissent. «Un jour, raconte Idil Üner, un réalisateur allemand a demandé à mon agent si je parlais bien allemand naturellement ou si j'étais doublée...» Lourd silence. «Je suis née en Allemagne, j'ai eu le bac en Allemagne et un réalisateur allemand ne peut même pas imaginer que je parle parfaitement allemand !» Mehmet Kurtulus l'avoue : «Je rejette huit projets sur dix parce qu'on veut me faire jouer des personnages trop caricaturaux.» L'acteur peut se le permettre car il est désormais demandé pour des rôles de «non-Turcs» : un Italo-Américain dans Der Tunnel et le personnage principal de Nackt («Nu»), dernier film de Doris Dörrie, réalisatrice très prisée en Allemagne.

Mais pour le lot commun des acteurs d'origine étrangère, le faciès continue à faire le rôle. Pour lutter contre cette tendance, Tayfun Bademsoy a fondé Foreign Faces, une agence destinée à promouvoir les acteurs étrangers, en 1998. «A la télévision, les préjugés sont encore plus forts que dans le milieu du cinéma, souligne Tayfun, lui-même acteur. Récemment, j'ai proposé une actrice noire pour un rôle d'avocate dans un téléfilm. Le producteur m'a demandé pourquoi. Je lui ai rétorqué que le scénario ne précisait rien sur le sujet. Et nous avons emporté le morceau.» Assez radical, il plaide pour un quota d'acteurs étrangers à la télévision. Une initiative qui n'enchante pas tous les acteurs d'origine turque qui se considèrent comme des «nouveaux Allemands».

Double provocation. Dans Anam, la jeune réalisatrice de Hambourg Buket Alakus met en scène une femme qui veut sauver son fils de la drogue, tombe amoureuse d'un policier allemand et se débarrasse de son foulard. Une double provocation, en Allemagne et en Turquie ! Fatih Akin avait, lui, choqué en ramenant son héros à la religion musulmane... «Je ne me sens plus européen depuis que l'Europe freine l'entrée de la Turquie dans l'Union, commente-t-il. L'atmosphère est pourrie depuis le 11 septembre. Quand je pense que la plus belle fille du monde est turque et que la presse allemande n'en a fait qu'un entrefilet... Si ça continue, j'émigrerai aux Etats-Unis. Au moins là-bas, quand un film est bon, on demande juste : "Où est le réalisateur ?" On ne lui demande pas ses papiers.»

Philosophe, son ami Adam Bousdoukos, qui joue le Grec dans Kurz und Schmerzlos, note que les Italo-Américains ont mis cinquante ans à s'imposer dans le cinéma américain. «Nous ne sommes en Allemagne que depuis quarante ans !» Mais Fatih et ses amis n'ont visiblement pas l'intention d'attendre : une demi-douzaine de films sont en préparation cette année.