LA
CRISE DE L'INTEGRATION
La crise de l'intégration
Par Alain DUHAMEL
Le samedi 29 décembre 2001 (Libération, rubrique "Rebonds")
Depuis la Révolution à travers notamment la citoyenneté , a fortiori depuis la IIIe République et la laïcité, l'intégration n'a cessé d'être un principe tricolore et une spécificité française. L'année 2001 aura marqué une nette accentuation, une quasi-officialisation de sa crise, dont la conjonction des attentats du 11 septembre et de la deuxième Intifida a provoqué le surgissement spectaculaire et inquiétant. Chez les musulmans français comme chez les juifs français, le communautarisme s'est en effet brusquement durci et intensifié. Parmi les beurs, déjà persuadés d'être victimes de discrimination sociale et culturelle mais aussi professionnelle, deux sentiments ont soudain progressé: celui d'être injustement soupçonnés, d'être ressentis comme un danger virtuel depuis les crimes de Ben Laden, la guerre d'Afghanistan, la lutte contre le terrorisme de minorités fondamentalistes, et, par ailleurs, celui d'une solidarité instinctive, peut-être romanesque mais intense, avec les Palestiniens. Les circonstances internationales se sont ici greffées sur les facteurs nationaux de différenciation, parfois de marginalisation. De ce côté-là, l'intégration est en panne.
Au sein de la communauté juive, c'est d'une régression qu'il s'agit. Un vif sentiment d'inquiétude s'est développé depuis l'automne. Chaque incident, chaque injure, chaque graffiti, plus rarement (heureusement) chaque agression l'alimente. Le Crif l'a souligné avec véhémence. Des statistiques ont été fournies, des polémiques ont eu lieu. Même si le gouvernement a fait savoir qu'il ne tolérerait aucune violence, même si les débuts de la deuxième Intifada, il y a un an, semblent avoir été plus angoissants que la situation actuelle, il n'empêche: l'indifférence des autres Français est dénoncée, une impression de vulnérabilité, voire de solitude, réapparaît. Elle est peut-être disproportionnée, il est en tout cas absurde de la comparer, comme le font certains, avec les années 30 quand l'antisémitisme imprégnait toutes les institutions. L'angoisse, elle, existe. La solidarité avec Israël, malgré tout ce qui peut être reproché à Sharon, se fait plus intense et même plus blessée. Musulmans ou juifs sont tentés simultanément par des solidarités antagonistes, passionnelles, laissant peu de place à l'esprit critique. Double péril pour l'intégration à la française.
Ce n'est pas le seul. La brusque montée de la délinquance, et plus encore de la violence, constitue un démenti cinglant aux vertus de l'intégration. Qu'elle concerne une population de plus en plus jeune, de moins en moins socialisée, vivant selon des normes et des valeurs incompatibles avec l'Etat de droit républicain, remet en cause toute l'efficacité d'un mécanisme séculaire. Que des médecins ou des pompiers aient parfois besoin de protection policière pour venir en aide à leurs concitoyens ne peut pas être banalisé. Que des quartiers soient soumis à des bandes de délinquants ou à des réseaux de dealers ne peut l'être davantage. Derrière ces symptômes presque caricaturaux, comme sortis des films américains noirs de série B, on voit bien que le fameux creuset républicain hoquette et s'engorge. Le système scolaire ne peut à lui seul y faire face. Qu'au même moment la gendarmerie, symbole de discipline républicaine, ait manifesté dans la rue, et que les médecins généralistes aillent jusqu'à la grève des soins, inimaginable il y a une génération, cela prouve que les quartiers les plus déshérités et les familles les plus marginales ne sont pas seuls en cause: les piliers même de l'intégration traditionnelle se fissurent. Voilà qui devrait s'imposer comme le coeur même du prochain débat présidentiel.