FEMMES D'IMMIGRES

 

LE MONDE | 05.06.02

Les femmes d'immigrés en quête de mots pour exister

Villefranche-sur-Saône de notre envoyée spéciale

"Je veux écrire la mémoire des femmes immigrées, de celles qui n'ont pas de paroles et qui vivent toute leur vie avec une frontière fermée devant elle. Je veux écrire pour ces femmes maghrébines de 60 ans qui n'ont plus d'enfants à la maison, ne trouveront jamais de travail faute d'avoir travaillé avant, restent seules car leur mari est rentré au bled ou parti avec une jeune. C'est un combat pour dire aux Français et aux Algériens que nous existons - mais un combat de gentillesse."

Zineb Zouzou est l'une des sept femmes turques et maghrébines engagées dans un projet d'écriture, avec l'aide de six romanciers et d'une photographe. Certaines ont un français encore hésitant, comme Emine Uney, arrivée de Turquie en 1978, qui a commencé à apprendre cette langue il y a seulement neuf ans. D'autres préfèrent écrire en arabe et se faire traduire.

Zineb Zouzou a écrit son premier texte - un poème - à plus de 50 ans, après une traversée délicate entre les deux rives de la Méditerranée. A 17 ans, en 1958, la jeune fille quitte l'Algérie pour rejoindre à Paris son mari, manoeuvre sur les chantiers.
"Il était venu avec ses trois frères. Ils avaient besoin d'une femme pour leur faire la cuisine. Je ne sortais jamais de l'appartement. J'avais appris à lire et à écrire en arabe. Je voulais apprendre le français, mais les cours d'alphabétisation étaient alors réservés aux hommes." Elle repart en Algérie dans les années 1980, quand son mari prend sa retraite.

Très vite, il la quitte pour une femme plus jeune. "J'ai pris mes quatre enfants et je suis revenue en France." A Villefranche-sur-Saône, elle fréquente l'Association service social familial migrants (Asfam), pour l'alphabétisation et les activités socioculturelles. "Sortir et prendre la parole restent mal vus par la communauté algérienne immigrée. Mais mon fils me défend."

"IL N'EST PAS TROP TARD"

Après des années d'isolement, Atika Bouriah, d'origine kabyle, a décidé d'écrire "pour avancer", un mot qui revient constamment dans sa bouche. "J'ai été mariée de force. Je n'avais aucun droit. A présent, je vis avec un Français. Je
veux participer à la vie de ce pays. J'ai choisi la nationalité française et je veux dire aux femmes immigrées qu'il n'est pas trop tard pour évoluer, pour apprendre auprès des cultures des autres."
Pour cette femme qui suit de près la politique française, l'arrivée de Le Pen en tête de l'élection présidentielle à Villefranche-sur-Saône (24 %) a été un électrochoc. "Je ne discute plus avec mes voisins comme avant. J'ai peur qu'ils aient voté Front national." Elle compte se rendre à une réunion électorale du parti d'extrême droite pour tenter de "comprendre". "C'est dans ce contexte que je veux écrire un livre pour dire que nous, nous avons envie de vivre ensemble, sans racisme."

A 35 ans, Sabah Boukhelifi écrit "par nostalgie" de son enfance dans une palmeraie algérienne, qu'elle a dû quitter à 15 ans, quand sa mère l'a mariée à un émigré en France. Après dix années "sans voir la France" où elle résidait, elle a commencé à ouvrir les yeux. Elle a entrepris le récit de sa vie pour ses enfants - l'aîné est né quand elle avait 16 ans. Tunisienne, Essia Joncoux tient depuis toujours son journal intime, en arabe. Arrivée en France en 1972, à l'âge de 17 ans, elle a aussi été mariée sans son consentement et a accouché pour la première fois à 16 ans. Son premier mari lui interdisait de travailler, de passer son permis de conduire ou de sortir sans l'autorisation de la belle-famille. Divorcée, puis remariée avec un Français, elle a rejoint le projet d'écriture pour atténuer la coupure avec son pays natal : "Après mon divorce, pendant vingt-sept ans, je n'ai pas pu rentrer là-bas dans ma famille."

L'Asfam, qui a conçu ce projet, a plusieurs initiatives culturelles à son actif. En 1999, elle a publié le livre Je t'écris de mon coeur lointain (éditions Paroles d'Aube), une collection de lettres écrites par des hommes et des femmes immigrés, avec l'aide du romancier Jean-Yves Loude. Le Centre culturel associatif du Beaujolais, situé à Villefranche-sur-Saône, avait organisé une lecture de ces lettres, qui forment un magnifique matériau théâtral. Radio-Calade, une station associative, ouvre régulièrement ses micros aux femmes du nouveau projet. Avec l'aide de l'équipe d'artistes réunis par Jean-Yves Loude, leur livre devrait voir le jour en 2003.

Catherine Bédarida