LES HAMMAMS TURCS

 

CALME ET VOLUPTE

Arbre du voyageur Les hammams
d’Istanbul, comme une prière maternelle

Une journaliste grecque s’est enfermée quelques heures dans la touffeur d’un bain traditionnel turc. Elle y a vécu une expérience presque religieuse d’apaisement et d’oubli. Un moment volé à la trépidation moderne, loin des clichés érotiques, encore que...

Le Çemberlitas, construit en 1584, est un des plus anciens hammams d’Istanbul, et aussi un des plus touristiques.
Photos : Pascal Meunier.

 

De retour de Turquie, et plus particulièrement d’Istanbul, la première question que l’on vous pose après “Faisait-il beau ?” est immanquablement : “Alors, vous êtes allée au hammam ?” Le tout avec un brin de malice dans le regard. On y ajoute souvent une connotation grivoise, comme dans l’attente inavouée d’une confession, d’un détail qui permettrait de renouer avec le mythe des rituels érotiques des harems ottomans. Une sorte de regard furtif sur les pages non écrites des manuels scolaires. Pourtant, le hammam est, à l’origine, un héritage romain, puis byzantin, perpétué par les Turcs, que l’hygiène et la propreté obsédaient. C’est ensuite que le hammam est devenu un espace social. L’occasion idéale pour retrouver ses amis ou amies, dans un monde où les deux sexes empruntaient des chemins parallèles et ne se croisaient que rarement.

Un touriste ne peut être que tenté par cette nouvelle expérience. Pourtant, le fait d’être en terre étrangère et les anecdotes que l’on raconte sur les hammams provoquent chez lui une certaine angoisse, un malaise comparable pour une femme à la première visite chez le gynécologue. Aussi vaut-il mieux s’initier au rituel du hammam dans un établissement traditionnel, mais habitué aux visiteurs étrangers. La meilleure adresse pour une toute première fois demeure le Çemberlitas, construit par l’épouse du sultan Selim II en 1584. Le lendemain, pour continuer l’initiation, on peut se rendre au Cagaloglu, un hammam tout aussi touristique que le précédent, mais nettement plus sophistiqué. De plus, il présente l’avantage de permettre de s’allonger sur les mêmes pierres brûlantes que Liszt, Edouard VIII ou l’empereur Guillaume II. Dès le troisième jour, on osera enfin s’aventurer dans un hammam ordinaire avec les gens du quartier. Le choix est varié : le Gedik Pasa, le Kadirga ou encore le Tarihi Hoca Pasa remplissent parfaitement ce rôle.

Le temps est maintenant venu de vous décrire ce rituel, vu du côté des femmes. Les hommes, eux, n’auront qu’à le traduire au masculin. Je pousse la porte du hammam en inspirant longuement. Je cherche le courage nécessaire pour aller au-devant de ce mystère presque religieux qui entoure une séance au hammam. La salle où je pénètre est à demi obscure. L’odeur rappelle celle d’une église. Le silence n’est brisé que par le bruit de l’eau de la petite fontaine décorée par des mosaïques, au centre de la pièce. Six ou sept filles, l’ensemble du personnel, me saluent en turc. On ne parle aucune langue étrangère ici. Je me dirige vers un petit guichet de bois. Pendant que je lis la liste des prestations proposées, je sens le regard de ces filles qui me transperce, examine mes vêtements, mes cheveux, mes chaussures, mon sac... Des rires sous cape s’amusent du style de l’étrangère que je suis. Pour une quinzaine d’euros, je choisis lavage et massage complets. On me tend le pestemal, ce paréo que je dois nouer autour de ma taille, et les sabots traditionnels en bois. Je me déshabille dans une petite cabine. Panique : où vais-je laisser mon sac avec mon argent et mon passeport ? Et si on me les vole ? Mais ma crainte s’envole bien vite : ici, personne ne me volera.

Des pestemals, ces pagnes traditionnels de coton qui accompagnent toutes les scéances au hammam.
Photo : Pascal Meunier.
Je pousse une porte, puis une autre, plus lourde. La vapeur brouille ma vue, la chaleur m’oppresse. Je marche sur du marbre chaud : un marbre blanc qui recouvre le sol et les parois jusqu’à la coupole. Au centre se trouve une immense étoile, en marbre elle aussi. J’avance difficilement sur le sol mouillé avec mes sabots de bois. La jeune fille qui m’a conduite jusqu’ici a disparu mystérieusement. Je suis nue, impuissante et minuscule au bord de cette étoile de pierre. J’essaie de gagner du temps. Je regarde les autres femmes. Je suis gênée, alors que personne ne me regarde ni ne s’occupe de moi. Sans mes habits d’Européenne, je suis juste une femme, tout comme elles. Ou pas. Ça n’a pas d’importance. J’étale mon pagne sur l’étoile et je m’allonge. Plus on se rapproche du centre, plus le marbre devient brûlant et vite insupportable. Ma respiration se fait haletante, mon coeur bat plus fort. J’ai l’impression que tous les liquides de mon corps s’écoulent sur le marbre. Je me lève rapidement, prête à m’enfuir. Combien de temps devrai-je rester ici, immobile, ne sachant à quoi penser ? Comment occuper cet espace de temps, enveloppé dans un brouillard ? Des questions décidément trop occidentales pour cet endroit de paix. Je ferme les yeux, au bord de l’évanouissement. Un filet d’eau me rafraîchit alors, coulant le long de mon dos depuis un récipient en argent ciselé. J’ouvre les yeux, surprise. Un sourire calme et doux m’explique en turc - qu’étrangement je me mets à comprendre parfaitement - que je dois, moi aussi, m’équiper d’un tel récipient et le remplir d’eau afin de m’asperger régulièrement si je ne désire pas mourir de chaleur. Je commence à me relaxer, à oublier le temps. Mon coeur recommence à battre normalement. Des rayons blancs de lumière inondent la salle depuis les ouvertures oblongues du plafond. Je veux fermer les yeux, réfléchir sur ma vie. Heureusement, je n’y parviens pas. A côté de moi, il y a deux filles que j’observe : l’une lave les cheveux de l’autre avec des gestes tendres. La bouteille verte de shampooing semble déplacée sur ce marbre centenaire. Les deux filles parlent doucement, rient de temps à autre, d’un rire qui résonne dans la pièce, comme une quinte de toux dans une église. Une grosse matrone, aux seins blancs et immenses comme des planètes, presque octogénaire, s’asperge d’eau en poussant de petits cris de soulagement. Son visage est grave, fatigué, ses yeux tristes. Elle semble vivre l’ultime jouissance de son existence. J’aime la regarder. Elle et les autres. Elles s’épilent avec de la pâte de sucre. Partout, absolument partout. Elles remarquent ma curiosité et proposent de m’épiler aussi. J’accepte. Elles jettent alors un regard méprisant sur mes jambes rasées, un regard qui me fait sentir presque masculine dans cet univers si féminin.

On parle à voix basse, sans doute des commérages qui ne troublent pas l’ambiance mystique de cet espace et le droit absolu à la relaxation. Une dame examine le ruban qui enserre mes cheveux. Je le lui offre. En échange, elle m’asperge d’eau fraîche. A mes côtés, une femme passe au henné les cheveux de sa fillette de 3 ans. Pour la faire patienter, elle lui peint également les orteils de rouge flamme. La petite papillonne autour de nous, toute fière de s’initier aux secrets de la coquetterie féminine. Mère et fille, complices.

L’employée du hammam entre alors. Elle me frotte durement avec un gant de crin. Le sol autour de moi devient noir de vermicelles de peau morte. J’ai honte. Elle rit. “Vous êtes comme ça, vous les étrangères”, et elle continue jusqu’à ce que je sois rouge comme une pivoine. Puis elle me lave. Elle me savonne encore et encore. J’ai de nouveau honte, encore plus honte, comme si un intrus pénétrait les secrets de mon corps. C’est un supplice et je veux que ça se termine vite. Cela ne m’apporte aucun réconfort. Peut-être la prochaine fois, lorsque j’accepterai mieux de me remettre entre les mains de quelqu’un dont j’ignore tout.

Une des cabines. “Le silence n’est brisé que par le bruit de l’eau de la petite fontaine décorée de mosaïque.”
Photo : Pascal Meunier.
C’est ici, en regardant les résidus noirs de ma peau sur le marbre chaud, que j’ai pris conscience de ce sentiment de culpabilité si occidental qui nous empêche de profiter de moments simples comme celui-ci. Viennent ensuite trois shampooings successifs. Puis je m’allonge de nouveau sur la pierre centrale pour un massage sur le marbre chaud et humide. Je somnole. La fille me quitte. “Reste aussi longtemps que tu veux, je t’attends dehors pour le massage.” Je me lave encore une fois, renoue mon pestemal. Une main me salue, sans que je sache à qui elle appartient. La masseuse me pousse sur un lit derrière un paravent et m’enduit d’huiles parfumées. La séance commence. Le massage traditionnel des hammams n’a rien à voir avec le shiatsu ou les thérapies alternatives en vogue dans nos pays. Bien sûr, on trouve aussi, en Turquie, dans les grands hôtels, toutes sortes de massages sophistiqués et modernes, mais ils signalent surtout la fin d’une tradition salutaire. Le massage du hammam est tonique, sportif, sage et en même temps primitif. Il fait grincer les os, circuler le sang, apporte à la fois énergie et optimisme. La vapeur a déjà vidé ma tête du trop-plein. La fille commente la qualité de ma peau et de ma cellulite... Elle dit apprécier beaucoup mes seins et les touche délicatement. Ceux qui ont oublié la familiarité des corps, la relation de complicité féminine, y verraient sans doute une connotation sexuelle. Pourtant, il ne s’agit que de femmes qui désirent soigner leur nature féminine.

Après le massage, je retrouve mes vêtements. Je sors de la pièce, prête à partir. “Où vas-tu ?” me crient les filles. Sur un plateau, du thé à la pomme m’attend. “Prends le temps”, me disent-elles en m’entourant. Elles touchent mes vêtements, veulent voir le contenu de mon sac. Je réponds comme je peux, devant cette scène de familiarité internationale, au son de la fontaine. Dans les hammams touristiques, pendant la relaxation, on écoute de la musique classique, mais aussi Scorpions ou Duran Duran. Mon portable sonne. Un ami, qui m’accompagne dans ce voyage, a passé tout ce temps côté hommes. Il est furieux. Il est parti au milieu du rituel, parce qu’il n’acceptait pas ces mains étrangères sur son corps, alors que l’essence même du hammam est de s’en remettre entièrement aux autres. Le hammam vu comme le temple d’une religion de fraternité, de complicité et d’amour, indifférente à la solitude et à l’individualisme modernes. Il faut s’y abandonner avec confiance, comme dans une prière. Mais qui se souvient aujourd’hui du réconfort apporté par une prière ?

Eleni Psychouli, I Kathimerini, Athènes

Courrier International du 28.08.03