L'étoile européenne de la Turquie

LA TURQUIE EST-ELLE EUROPÉENNE?

 

Introduction

En décembre 1999, au sommet d'Helsinki, l'Union européenne (UE) a officiellement reconnu à la Turquie le statut de candidat à l'adhésion.
Cette décision et les perspectives de l'élargissement de l'Union ont remis d'actualité le débat sur l'identité de l'Europe, suscité des interrogations sur ce que doivent être ses frontières géographiques, et relancé la réflexion sur la finalité de la construction européenne. Par un jeu de miroir, ce débat pose aujourd'hui la question de l'identité de la Turquie: ce pays a-t-il vocation à rejoindre les Quinze et fait-il partie de l'Europe ?
Pour les Turcs, dans leur immense majorité, la réponse ne souffre aucun doute: oui. Et nous, auteurs du site www.bleublancturc.com, partageons bien évidemment cette conviction.
Sans prétendre à l'exhaustivité, nous nous proposons dans cette rubrique de vous soumettre quelques arguments et réflexions qui plaident, selon nous, en faveur de l'appartenance de la Turquie à la famille européenne.




1) L'Islam, une entrave à l'entrée de la Turquie dans l'UE ?

Tentons d'abord de répondre à tous ceux qui invoquent la religion dominante en Turquie, à savoir l'Islam, pour affirmer que ce pays n'a pas sa place en Europe. Ces détracteurs, que l'on retrouve essentiellement au sein des partis conservateurs et chrétiens-démocrates européens (par exemple, la CDU allemande), considèrent en effet que la construction européenne relève d'un projet de "civilisation" (bien évidemment chrétienne) dans laquelle les musulmans n'auraient pas leur place. Ils tournent ainsi le dos à une conception citoyenne de l'Europe, pour défendre une vision rétrograde et inquiétante du projet européen dont la finalité exclusive serait de fonder un "Club Chrétien".

Rappelons à ces personnes que l'Islam, indépendamment de la candidature turque à l'UE, est déjà présent, et bien présent, en Europe. Il constitue, par le nombre de ses fidèles, la seconde religion en France et en Allemagne, et d'importantes communautés musulmanes existent en Grande-Bretagne, au Benelux, dans les pays scandinaves, en Autriche, Suisse. En clair, les Européens de confession musulmane, qu'ils soient d'origine extra-communautaire, convertis, ou "de souche" (exemple : les 300 000 Turcs musulmans de Grèce) représentent une population de plusieurs millions d'âmes.
Dire non à la Turquie pour des raisons religieuses, c'est en quelque sorte rejeter ces millions de musulmans, refuser le multiculturalisme, le droit à la différence, et la liberté de choisir et de pratiquer librement sa foi. C'est aussi ne pas reconnaître la vocation de l'Albanie, de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie, de la Macédoine, ou de la Roumanie, qui comptent d'importantes minorités ou une population en majorité musulmanes, à intégrer un jour l'Union européenne.
Cela revient en outre à donner un signe négatif fort au monde musulman dans son ensemble, susceptible de rallumer des ressentiments à l'égard d'une Europe jugée arrogante, méprisante, et discriminante.

Précisons que la Turquie se distingue si franchement des autres pays musulmans que l'on peut parler d'une spécificité turque dans le monde islamique. La Turquie est ainsi le seul Etat musulman à avoir inscrit la laïcité dans sa Constitution. De surcroît, la condition de la femme turque est de loin favorable à celles de la plupart des autres musulmanes. Le Code civil turc, emprunté à celui de la Suisse, et remplaçant la Charia (Loi coranique) en 1926, a reconnu très tôt l'égalité des femmes et des hommes. De même, c'est en 1934 qu'une réforme constitutionnelle a accordé le droit de vote et d'éligibilité aux femmes en Turquie, soit bien avant les Françaises !




2) Bref aperçu historique des rapports turco-européens


a) La marche turque vers l'Europe, une épopée longue de 2500 ans

Depuis le premier millénaire avant l'ère chrétienne, l'histoire des Turcs s'apparente à une longue marche d'Est en Ouest, couvrant des distances et des étendues gigantesques. Des forêts sibériennes aux steppes d'Asie centrale, de l'actuel Afghanistan au nord de l'Inde, de la Perse à la Mésopotamie, de l'Anatolie aux Balkans, les Turcs n'ont eu de cesse de marcher vers le Couchant, créant sur leur passage de nombreux empires et Etats, avant de s'installer définitivement en terre anatolienne et dans le sud-est de l'Europe. Au regard de cette fantastique épopée deux fois millénaire, l'aboutissement naturel et logique de cette marche ne pouvait qu'être l'Europe.

 

b) Les Turcs, un élément du melting-pot ethnico-culturel européen

Le fait est peu connu, mais les relations entre les Turcs et l'Europe débutent bien avant la naissance de l'Empire Ottoman au 13ème siècle. En effet, au 5ème siècle de l'ère chrétienne, la présence de nombreuses tribus turques est attestée dans l'est et le sud-est de l'Europe, ces dernières ayant alimenté dès cette époque le melting-pot ethnico-culturel européen. Ainsi, il est aujourd'hui avéré par les ethnologues que les Turcs ont des liens de "cousinage" avec les Bulgares et les Hongrois.

Plusieurs siècles avant leur conversion à l'Islam, et bien avant l'arrivée massive des Slaves, des Turcs ont habité les Balkans et les terres au nord de la mer Noire. Parmi eux, les Bulgares, un peuple turc dont le nom, gérondif en ­ar du turc bulga, " mêler ", signifie " les Mélangés " (les Bulgares seraient un amalgame de plusieurs clans turcs). Ces derniers ont été au cours des âges progressivement slavisés, sous l'influence notamment de la religion chrétienne orthodoxe qu'ils ont très tôt embrassée.

S'agissant des Hongrois, qui appartiennent à une famille ethnico-linguistique (les Finno-Ougriens) proche de celle des Turcs (les Ouralo-Alatïques), ils ont une parenté culturelle évidente avec les Turcs. Dès les 5ème et 6ème siècles, de nombreuses tribus turques ayant pris part aux invasions des Huns (qui étaient une fédération de peuples des steppes à majorité turque), s'installent dans les régions de l'actuelle Hongrie pour y faire souche et plus tard se mêler aux Magyars, ou Hongrois, qui formeront au 10ème siècle la dernière vague des grandes invasions occidentale. Cette fusion fait que la langue hongroise d'aujourd'hui a de nombreuses similitudes avec le turc. Petite anecdote : Attila, qui était turc, est aujourd'hui un prénom très répandu en Hongrie du fait de ce brassage culturel.

 

c) L'Empire Ottoman, une puissance européenne

L'Empire ottoman a longtemps été une puissance européenne avant d'être asiatique. Les Ottomans ont eu très tôt des relations étroites avec les Byzantins, devenant même les arbitres des rivalités entre prétendants au trône grec. Cette proximité était telle qu'Orhan, le fils d'Osman, le fondateur de l'Empire turc, épousa Theodora, la fille du basileus Jean VI Cantacuzène, au 14ème siècle. Rappelons pour l'anecdote cette fameuse phrase prononcée par le megaduc Loukas Notaras peu avant le siège de Constantinople par les armées du sultan Mehmed II dit le Conquérant (1453): "Plutôt le turban des Turcs que la mitre des Latins", qui montre, s'il en était besoin, que les Turcs n'ont pas toujours joué le rôle de "repoussoir" des Européens "chrétiens", rôle auquel on les confine trop souvent et à tort.

L'image d'une Europe unie face à "l'envahisseur turc" est fausse. Quel aurait été l'avenir du Vieux continent si les Ottomans n'avaient pas été les alliés de François Ier contre la Maison d'Autriche au 16ème siècle? Après des siècles de croisade, l'amitié du Roi Très-Chrétien avec le Grand Turc (Süleyman le Magnifique) provoqua certes un immense scandale, qui ne fit que s'accroître quand les galères turques se présentèrent devant Nice (1543) et hibernèrent à Toulon, mais elle montre néanmoins que les Turcs ne faisaient pas que "cohabiter" avec "l'Autre européen".

Comme tous les empires, l'Empire ottoman a fini par disparaître, mais il a tenu sa place dans l'histoire du Vieux Monde, dont il a été la première puissance pendant des siècles (ce qui peut expliquer les jalousies, les rancœurs, les mouvements de vengeance, de déstabilisation, puis de destruction dont il a été l'objet). Les Turcs-Ottomans ont fait partie du "concert des nations" européennes, et ont joué un rôle géopolitique et culturel important. Ils ont notamment marqué de leur emprunte nombre de régions et de pays du sud-est de l'Europe. Qui se souvient que le régime ottoman a été souvent plus favorable au "pauvre peuple" que les despotes qui l'avaient précédé ou qui l'environnaient dans l'Europe de l'époque? Il n'avait manifesté aucune tendance assimilatrice, et, en particulier, aucun esprit de prosélytisme. Cet aspect était capital dans des régions très majoritairement chrétiennes. A long terme, il devait permettre la survie à travers les siècles des identités ethniques dans les Balkans.

L'héritage européen des Turcs s'étale aujourd'hui sous nos yeux. Est-il besoin de rappeler les affinités culturelles, ou les liens ethniques, linguistiques, et religieux, qui unissent la Turquie aux Albanais, aux Bosniaques, aux Turcs de Bulgarie (au nombre d'un million), Turcs et Albanais du Kosovo, Turcs de Grèce et de Chypre, Turcs et Albanais de Macédoine, Turcs de Roumanie, Pomaks et autres Tziganes musulmans, ou encore aux Gagaouzes, Turcs chrétiens orthodoxes de Moldavie?

L'identité de l'Europe s'est construite contre et avec les Turcs. Ne l'oublions pas.

 

d) L'Europe, un objectif de la révolution kémaliste

La révolution politique et culturelle initiée par le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, est une rupture avec un passé jugé rétrograde, et une marche en avant, forcée à ses débuts, vers la modernité et la "civilisation" occidentale. L'Europe était inscrite dans la matrice idéologique, en grande partie inspirée de la philosophie des Lumières, qui a donné naissance à la République turque (1923). Toutes les réformes mises en oeuvre par les Kémalistes allaient dans le même sens, celui de l'occidentalisation : abandon de l'alphabet arabo-persan pour la graphie latine, abolition du Sultanat et du Califat, laïcisation, interdiction du voile islamique pour les femmes, adoption de codes juridiques européens, etc.
N'oublions pas qu'à la même époque (les années 1920-1930), en Europe orientale, la démocratie, jamais très ardente, fut éteinte par les fascistes locaux et les nazis allemands, puis ses dernières braises piétinées par les nouveaux dirigeants communistes. A l'issue de la seconde guerre mondiale, les trois puissances vaincues de l'Axe se virent quant à elles imposer la démocratie par leurs vainqueurs et, si celle-ci a prospéré depuis dans ces trois pays (Allemagne, Italie, et Japon), rien n'était moins évident alors. Or, les Turcs furent presque les seuls à choisir librement et consciemment la démocratie, à élaborer leurs propres institutions représentatives et à décider, tout logiquement, de rejoindre le camp occidental (jusqu'acquitter dans le sang leur droit d'entrée en envoyant une brigade de l'armée turque en Corée!).
Cette occidentalisation n'a pas été facile pour un peuple qui, après tout, est venu d'Asie, professait l'Islam et appartenait traditionnellement au Proche-Orient musulman dont il fut pendant bien des siècles le chef de file incontesté. Mais celle-ci a eu lieu, et se poursuit encore de nos jours. Cette démarche, volontaire, est celle de toute une nation pour qui l'intégration à l'UE représente en quelque sorte l'accomplissement du projet révolutionnaire kémaliste.

 

3) La Turquie et l'Europe



Que dire encore à ceux qui mettent en cause l'identité européenne de la Turquie quand on sait que :

- la Turquie est un membre fondateur du Conseil de l'Europe et de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ;

- la Turquie est membre de l'OTAN, de l'Union de l'Europe Occidentale (UEO, le bras armé de l'UE), et devrait prendre part à la future armée européenne en constitution ;

- pendant la guerre froide, la Turquie a été en première ligne pour défendre la sécurité de l'Europe contre le Bloc de l'Est. Seul pays de l'Alliance Atlantique à avoir une frontière avec l'URSS, elle devait empêcher, en cas de conflit, l'avancé des troupes soviétique et la pénétration en Méditerranée de la flotte russe de la mer Noire. N'y a-t-il pas déjà là, de ce simple fait, une dette morale de l'Europe de l'ouest à l'égard de la Turquie?

- près de quatre millions de Turcs vivent déjà au sein de l'Union européenne (2,5 millions dans la seule Allemagne et 350 000 en France). Outre-Rhin, des personnes issues de la seconde et troisième générations de l'immigration turque sont aujourd'hui députés, médecins, acteurs à succès, sportifs célèbres. Les hommes d'affaires d'origine turque génèrent en Allemagne un volume d'activités commerciales et économiques de plusieurs dizaines de milliards de DM, et ont crée des centaines de milliers d'emplois, dont profitent Turcs et Allemands. Le rêve du retour au pays étant aujourd'hui sérieusement remis en cause, les Turcs s'intègrent progressivement et de plus en plus dans les sociétés d'accueil. Ils constitueront à terme un réservoir électoral que les partis politiques ne pourront négliger. Or, l'intégration de la Turquie à l'Union européenne est l'une de leurs principales revendications;

- les Accords d'Ankara de 1963 prévoient que la Turquie adhère à terme à l'Union européenne : les Quinze sont liés par ces engagements, qu'on le veuille ou non.

Pour finir, nous pouvons aussi avancer quelques arguments d'ordre géostratégique qui plaident en faveur de l'entrée de la Turquie dans l'UE :

- en intégrant la Turquie, les Quinze pourront enfin jouer un rôle à la mesure de leur poids économique et démographique, au Moyen-Orient, en Asie centrale, et dans le Caucase ;

- en accueillant la Turquie dans son giron, l'UE placera sous son contrôle les voies d'évacuation des hydrocarbures de la mer Caspienne, du brut irakien, des gaz russe et iranien... qui vont transiter ou transitent déjà par le territoire turc ;

- une Turquie dans l'Europe, c'est mettre au service des Quinze le "Château d'eau" du Moyen-Orient : la Turquie détient en effet les plus importantes ressources hydrauliques de la région. A l'avenir, l'or bleu, au même titre que l'or noir aujourd'hui, est amené à jouer un rôle économique et politique essentiel. Les réserves en eaux de la Turquie sont à ce titre une carte stratégique maîtresse.


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