DENIS HIL

Chroniques d'un retour aux sources

 

Présentation
Depuis plusieurs mois déjà l'idée me trottait dans la tête. 
À bientôt trente ans, j'avais très envie de renouer avec mon héritage turc. Né d'un père turc et d'une mère française, j'ai grandi en France sans jamais apprendre le turc, malgré de nombreuses vacances passées en Turquie et des liens étroits avec ma famille paternelle. Alors un jour, prenant mon courage à deux mains, je me suis inscrit au Centre culturel d'Anatolie, à Paris. 
Après des débuts difficiles, j'ai vite ressenti le besoin d'aller plus loin pour apprendre le turc et tenter d'entretenir des liens culturels somme toute assez fragiles. Ainsi m'est venue l'idée d'un long séjour en Turquie, à Istanbul. Un retour aux sources, pourrait-on dire, mais surtout le désir d'aller découvrir seul une ville et de partager le quotidien de ses habitants tout au long d'un hiver. Pendant trois mois, j'ai ainsi travaillé comme professeur de français stagiaire au lycée de Galatasaray, où mon père, quelque quarante plus tôt, avait fait ses études. À l'origine, les chroniques qui suivent ont été rédigées pour le site de la maison d'édition dans laquelle je travaille (www.transboreal.fr). Je tenais à les proposer aux lecteurs de Bleu Blanc Turc, en espérant qu'elles pourront apporter un certain éclairage sur ceux qui partagent comme moi l'expérience d'être né d'un couple franco-turc.

 

1. Bienvenue à Galata
(24 janvier 2004)

 Le lieu n’a pas changé. Les murs sont les mêmes. Je m’avance dans l’allée bordée d’arbres qui courent depuis le grand portail jusqu’à l’entrée principale du bâtiment. La récréation va bientôt sonner et la cour déserte, enneigée, sera envahie par les élèves que j’ai peur de croiser avant de regagner la salle des professeurs où j’ai rendez-vous. Je suis nerveux et en retard, partagé entre l’angoisse du premier jour et le ridicule du sentiment qui devrait me gagner en un tel moment, alors que je pénètre pour la première fois en ce haut lieu de la mémoire paternelle. Je hâte le pas sans trop savoir quel chemin emprunter dans ce décor que je n’ai jamais vu autrement que sur les vieilles photos en noir et blanc du « matricule 451 », mon père. Soudain, un chat me file entre les pattes et je manque de tomber. Mes chaussures sont trempées. La sonnerie retentit. Il est 10 heures 20.

 La ville est blanche ce matin, silencieuse. Il a neigé toute la nuit. De gros flocons flottent encore dans l’air froid de la rue quand je quitte la maison. Babaanne, ma grand-mère, est une petite dame très âgée, souriante et malicieuse, mais qui perd un peu la tête. Je partage avec elle la collation du matin. Elle est très fière que son petit-fils travaille comme professeur de français au lycée de Galatasaray. Le thé qu’elle me sert est brûlant. Bien vite les images se bousculent et les époques se confondent. Son regard s’anime, le passé resurgit. Elle me confond avec mon père, m’appelle par son prénom et se lance dans le récit de ses plus beaux souvenirs. Yeni isinde basarilar ! Il est l’heure de partir : « Réussite dans ton nouveau travail ! » Au-dehors, je l’aperçois qui me sourit dans le froid depuis son balcon en agitant la main.

 Le professeur que je dois assister ce matin est une Française qui enseigne à Galatasaray depuis plusieurs années. Ses élèves sont en classe de huitième. Âgés de 14 ans pour la plupart, ce sont des hazirlik, c’est-à-dire des élèves qui sont entrés à Galatasaray sur concours. Ils apprennent le français depuis seulement un an, mais ils comptent déjà parmi les meilleurs et sans doute les plus motivés des élèves du lycée. Le système scolaire est ainsi fait qu’il existe deux façons d’intégrer la prestigieuse école : sur concours vers l’âge de 14 ans (les hazirlik) ou par simple tirage au sort dès la petite école (beaucoup de candidats mais peu d’élus). La classe est sobre : au mur, accroché au-dessus du tableau noir, un portrait d’Atatürk, à droite de ce tableau, une grande carte de la France (« La France et son relief  »), une trentaine de chaises, autant de tables, un bureau et une vue tronquée par le verre opaque d’une fenêtre grillagée sur l’arrière-cour du lycée et son jardin embelli par la neige. Au signal du professeur, tous les élèves s’assoient.

Je cours dans la rue pour attraper mon bus bloqué au feu. Depuis la lointaine et chic banlieue de Yesilyurt où habite ma famille, le trajet coûte un million de livres turques (bir milyon). En guise de ticket, un chauffeur guère aimable me tend une sorte de cuillère que je ne sais pas utiliser. Il s’impatiente et s’emporte en m’expliquant comment procéder. Le voyage est long. La circulation est rendue très difficile par la neige qui partout recouvre la chaussée. C’est le chaos. Dehors tout le monde s’énerve. On s’insulte. Les passagers du bus, plein à craquer, sont pourtant calmes, emmitouflés dans leurs manteaux. Seul leur souffle chaud donne vie à ce bus où règne, dans un contraste saisissant avec l’extérieur, un silence absolu. Lentement, le bus se fraie un chemin jusqu’au cœur de la ville. À ma droite, comme un grand lac gelé couvert de brume, nous longeons la mer de Marmara et ses milliers de bateaux échoués sur des eaux encore endormies. À ma gauche défilent des stations dont les noms pittoresques et d’origine parfois incertaine me laissent rêveur : Bakirköy (« le village de cuivre »), Yeni mahale (« le nouveau village »), Kazli çesme (« la fontaine aux oies »), Yedikule (« les sept tours »), Yenikapi (« la nouvelle porte »), Kumkapi (« la porte de sable »). En un instant nous franchissons les murailles byzantines et une noble pensée subitement me réchauffe : je songe à Mehmet, Mehmet le Conquérant qui fit de fracassants débuts à Istanbul le 29 mai 1453, quelque cinq cents ans plus tôt. Je descends du bus à Eminönü et, dans un flot de taksi et de dolmus, sous les millions que font pleuvoir les vendeurs qui partout dans la rue interpellent le passant (« Bir milyon ! bir milyon ! »), m’engage sur le pont de Galata où les pêcheurs alignés, leurs cannes tendues vers des cieux historiques, me dressent une formidable haie d’honneur. Je finirai le voyage à pied.

 Plusieurs élèves sont absents aujourd’hui à cause des chutes de neige. S’il neige davantage (« S’il neige des vacances », comme ils disent), l’école ferme ses portes le temps que la situation s’améliore. La classe est mixte. L’uniforme est porté mais de façon relativement négligée. Les célèbres couleurs du lycée (et par la même celles de l’équipe de football) sont omniprésentes : le rouge et le jaune se détachent sur les sombres blazers des garçons et les paletots bleu marine des filles. « Nous avons aujourd’hui un invité à qui vous allez poser des questions. Il vient de France. Il est ici pour faire un stage. Nous corrigerons les exercices plus tard dans la matinée. » Silence. Je suis aussi nerveux que la trentaine de ces enfants qui me dévisagent avec curiosité et timidité. « Allez ! Montrez que vous parlez bien français ! » Un bras se lève dans la classe. « Monsieur, comment vous appelez-vous ? » Cet accent chantant m’est familier. Mon père a fait bien des progrès depuis qu’il a quitté les bancs de Galatasaray. « Je m’appelle Denis, mais j’ai aussi un prénom turc, Deniz (« la mer »), car je suis d’origine turque. Mon père est turc. » Silence. « Allez ! Ugur, Cansu, Fatih, Özgür, vous étiez plus bavards tout à l’heure. » « Monsieur, pourquoi êtes-vous venu à Galatasaray ? – J’ai choisi de venir à Galatasaray car mon père est un ancien élève de votre lycée. Comme vous, il y a longtemps maintenant, il a appris le français. J’ai aussi voulu venir en Turquie pour apprendre le turc, que je parle très mal, et pour passer du temps avec ma famille. »
 Je me demande si ces élèves sont sensibles à mon discours. Ont-ils compris les mots que j’utilise ? Dois-je parler plus lentement ? Alors que je promène mon regard dans la salle, j’imagine un instant mon père au même âge, assis dans son bel uniforme parmi tous ces jeunes adolescents. Est-ce que les élèves ici présents peuvent s’imaginer qu’un jour, peut-être, ils iront aussi s’installer à l’étranger, se marieront et auront un garçon ou une fille qui viendra compter sa belle histoire aux futures générations ? « Allez ! Posez des questions. Si vous n’avez plus de questions nous allons corriger les exercices? » « Monsieur ! » C’est Hasan qui a levé la main, un garçon intelligent dont j’ai réussi à retenir le prénom. « Monsieur, quelle est votre équipe de foot préférée ? »

 

2. Turquitudes
(31 janvier 2004)

 Depuis mon arrivée à Istanbul, je prends des cours de turc à l’université de Tömer qui est spécialisée dans l’enseignement des langues, notamment du turc pour les étrangers. Nous sommes six élèves dans mon cours, tous de nationalités différentes. Notre professeur s’appelle Eda. Elle a de beaux yeux noirs. Elle est toujours souriante et d’une infinie patience quand il s’agit de se faire comprendre par ses apprentis turcophones. Olga est russe, mariée à un Turc et mère d’une petite fille. Elle vit à Istanbul depuis plusieurs mois et nous régale parfois de confiseries qu’elle rapporte de Moscou. Sung-Mi, la Coréenne, a suivi son mari qui travaille dans une grande entreprise asiatique implantée en Turquie. Josua, lui, est un sexagénaire israélien qui s’est converti à l’islam. Josua parle plusieurs langues, dont l’arabe, mais personne ne le comprend jamais. Et puis il y a mes deux amies, Belén et Elif, que je fréquente souvent en dehors des cours. Belén est espagnole. Professeur d’anglais à Madrid, elle est venue tenter l’aventure à Istanbul pour quelques mois. Depuis peu, elle enseigne l’espagnol dans une école de langues. Belén souffre énormément du froid (elle cherche en vain à quitter l’appartement insalubre qu’elle occupe depuis son arrivée) et parle indifféremment anglais et turc avec le même accent so incredibly british. Elif est allemande. Comme moi elle est née d’un père turc.

   

 Depuis quelques mois, Elif s’est installée à Istanbul. Elle connaît bien cette ville qu’elle a toujours fréquentée, seule ou en famille, depuis son enfance. C’est pourtant la première fois qu’elle y séjourne aussi longtemps. Sa famille turque, d’origine macédonienne, se réduit aujourd’hui à une vieille tante à qui elle rend fréquemment visite. Son père, né en 1938 et ancien élève de Sankt Georg, le lycée germanophone d’Istanbul, est parti pour l’Allemagne à la fin des années 1950 pour étudier l’architecture (une passion qui remonte chez lui à l’enfance), à l’université de Stuttgart. Comme son père, son oncle a quitté la Turquie pour aller s’installer à l’étranger. Il vit aujourd’hui en Floride. Elif compte plusieurs cousins aux quatre coins des États-Unis. La mère d’Elif a suivi son époux alors que celui-ci, déjà installé en Allemagne, devait retourner en Turquie plusieurs mois afin d’effectuer son service militaire. Elle a alors appris le turc, qu’elle parle semble-t-il couramment. Elif est née en Turquie en 1970 avant que sa famille ne rentre définitivement en Allemagne. Elle insiste sur le fait que les premières personnes qui l’entourèrent à sa naissance étaient turques. Elif a un frère aîné qui s’appelle Cem (prononcer Djem). Né en Allemagne en 1965, il a passé les cinq premières années de sa vie en Turquie. Après avoir commencé sa scolarité dans une école turque, Cem s’est difficilement adapté à sa nouvelle vie, aussi a-t-il décidé de ne plus parler turc, qu’il a peu à peu oublié. De son premier mariage avec une Coréenne, Cem a eu un garçon aujourd’hui âgé de 18 ans. D’un second mariage avec une femme germano-coréenne, il a eu une fille qui vient de fêter son premier anniversaire. Comme son père, il est aujourd’hui architecte. Elif et son frère Cem n’ont pas la nationalité turque.

 Il est difficile d’imaginer qu’Elif a 34 ans et davantage encore que du sang turc coule en elle. Grande, rousse avec des yeux verts, elle a la peau très claire. Artiste, elle avoue avoir du mal à se présenter comme telle car elle a davantage vécu, depuis la fin de ses études, des différents emplois qu’elle a occupés dans des bars et des cafés berlinois (j’ai vu chez elle des portraits abstraits, richement colorés et d’une violence très expressive). Pendant les cours de turc, malgré ses récriminations, c’est toujours elle que l’on désigne pour réaliser les dessins dont la classe a besoin. À quelques pas de Taksim, elle partage un grand appartement avec Orhan, un intellectuel mondain, excellent cuisinier, séducteur, parfaitement germanophone et, paraît-il, un peu difficile à vivre. Elif a séjourné un an à Barcelone et une autre année en France, à Toulouse, où elle a travaillé dans un foyer social. Elle parle parfaitement anglais et se débrouille plutôt bien en français. J’aime me moquer de son accent allemand lorsqu’elle parle turc. Depuis le début de son séjour, elle rédige des courriers électroniques qu’elle adresse à ses amis et dans lesquels elle évoque en détail sa nouvelle vie à Istanbul, où elle compte rester encore plusieurs mois, au moins jusqu’à l’été. Sa couleur préférée est le vert et, depuis plusieurs jours, elle souffre d’un mauvais rhume qu’elle n’arrive pas à soigner.

 À Nisantasi, un quartier chic d’Istanbul, Elif et moi partageons thé et pâtisseries chez Saray Muhallebicisi, un ancien et très populaire restaurant célèbre pour ses desserts, où l’on peut déguster keskül, sütlaç, kazan dibi, ekmek kadayifi et autres merveilles (j’ai d’habitude un faible pour le tavuk gögsü, un régal à base de blanc de poulet, mais j’essaie aujourd’hui l’asure, une surprenante gelée garnie de fruits secs ; Elif a commandé des profiterol). Je l’interroge sur ce qui l’a poussée à venir à Istanbul. Elle m’explique alors que les choses se sont passées de façon assez surprenante. Elle avait initialement l’intention de partir pour New York (sa tante maternelle vit aux États-Unis) quand un événement d’apparence anodine a bouleversé ses projets :
– J’étais à une soirée quelques semaines avant mon départ. J’y ai rencontré une fille qui m’a demandé l’origine de mon nom. Quand je lui ai dit que j’étais d’origine turque, elle m’a demandé si je parlais turc et, comme d’habitude, j’ai répondu que non. Mais la question est restée en suspens et je n’ai cessé d’y penser, le soir même, puis le lendemain et plusieurs jours durant. J’en ai soudain conclu qu’il me fallait oublier New York et partir pour Istanbul. Tous mes amis, à qui j’ai fait part de ma décision, ont jugé mon nouveau projet palpitant, en un sens conforme à ce que l’on attendait de moi. J’étais très angoissée avant le départ. Dix ans plus tôt, j’avais effectué un voyage en Turquie avec des amis et j’avais mesuré à quel point j’étais liée à ce pays dont je parlais tout de même un peu la langue. J’ai commencé à penser que venir vivre en Turquie pour apprendre plus facilement le turc s’imposait malgré la difficulté d’un tel projet. J’avais notamment des craintes par rapport au fait qu’il est difficile pour une femme de vivre seule à Istanbul. C’était donc quelque chose à tenter, un jour ou l’autre.
– Mais pourquoi ne parles-tu pas turc ?
– Je ne l’ai jamais appris. Mon père était trop occupé par son travail. Et puis il parlait parfaitement allemand.
– Mais que pense ton père du fait que tu ne parles pas turc ?
– Mon Dieu, je ne sais pas. Je crois que cela lui importe peu. Il ne m’a jamais forcée à parler turc.
– Tu trouves normal que cela lui soit égal que tu parles turc ?
– Je ne sais pas, il avait certainement d’autres soucis en tête. Pose-lui toi-même la question !
– Mais lui as-tu posé la question ?
– ?
– Est-ce que tu reproches à ton père de ne pas t’avoir appris le turc ?
– Il a essayé en rentrant de Turquie mais mon frère et moi n’avons pas réussi ou n’avons pas voulu parler. À l’époque, ma mère ne travaillait pas. Elle s’occupait de nous à la maison.
– Que pensent les gens du fait que tu ne parles pas turc en Allemagne ?
– Ils comprennent quand j’explique que je ne l’ai jamais appris. Il arrive parfois que certaines personnes s’imaginent que je n’ai jamais connu mon père, que ma mère a un jour eu une relation avec un Turc qui depuis longtemps l’a quittée.
– Et en Turquie ?
– Ils sont surpris et peinent à comprendre pourquoi je porte un prénom turc sans être capable de parler la langue. Tout cela est un peu dommage. Depuis mon enfance j’ai entendu parler turc, je peux reconnaître cette langue entre mille, mais je ne la parle pas. Il aurait été tellement plus facile de l’apprendre au contact de mon père, sans devoir souffrir comme aujourd’hui.
– Es-tu contente d’être ici ?
– Je suis contente d’apprendre le turc et de pouvoir parler avec les membres de ma famille. Lors de ma dernière rencontre avec ma grand-mère, avant qu’elle ne meure quelques semaines plus tard, j’ai eu la chance de pouvoir passer du temps seule avec elle dans sa chambre. En me tenant la main, elle m’a demandé d’apprendre le turc. La relation avec mon père a aussi changé car il partage un peu cette expérience avec moi. Il m’a dit qu’il était heureux qu’une part de lui-même puisse être en Turquie alors que lui se trouve en Allemagne. Mon frère est un peu jaloux, je crois. Mais nous n’avons jamais vraiment parlé de tout cela.
– Ton frère n’est jamais revenu en Turquie ?
– Si bien sûr, il est même venu travailler plusieurs semaines à son projet de fin d’études, la construction d’un musée sur le site archéologique de Pergame.
– Et comment vois-tu ton futur après tout cela ?
– Je ne sais pas, c’est difficile de répondre. Il est trop tôt pour le dire. Je crois surtout que je vais commander une part de baklava. Ils avaient l’air très appétissants en vitrine.

 

3. Jour de neige
(21 février 2004) 

 Le Büyük Londra est un ancien hôtel au charme suranné dont le grand salon, avec sa moquette rouge, son piano muet et la lumière tamisée que diffuse son lustre géant, pourrait parfaitement servir de décor à un roman d’Agatha Christie. Assis dans un grand fauteuil en cuir, j’attends ma sœur, également présente en Turquie, qui m’a donné rendez-vous en cette fin de matinée. Mais stupéfaction ! Un petit groupe d’amis parisiens m’a fait la surprise de venir jusqu’à Istanbul. C’est aujourd’hui mon anniversaire. Dans le plus grand secret, ma sœur a organisé cette rencontre pour mes 30 ans. Passée la joie des retrouvailles, mes amis m’expliquent qu’ils sont arrivés la veille, ou plutôt tard dans la nuit, pour un court séjour de deux jours seulement. Un tel week-end ne laisse malheureusement que peu de temps pour pleinement explorer la ville, mais je propose avec empressement de leur faire découvrir Istanbul. Alors en route, suivez le guide ! Je compte aussi sur vous pour nous accompagner, mais pensez à vous couvrir ! J’ai oublié de préciser qu’une terrible tempête de neige nous a frappés tout récemment. Depuis quarante-huit heures, Istanbul est plongé dans un froid chaotique.

 Nous quittons le Buyuk Londra oteli et nous engageons dans Istiklal caddesi, la grande avenue qui traverse Beygolu sur plus d’un kilomètre depuis Tünel jusqu’à la place de Taksim. Fermée à la circulation, elle draine quotidiennement un flot ininterrompu de passants dans un décor qui n’a pas son pareil à Istanbul. Istikal caddesi est un lieu unique, non pas un condensé de la Turquie moderne mais davantage le visage éternellement jeune et rayonnant d’une ville ancrée dans une histoire qu’elle partage depuis toujours avec l’Occident. Istiklal, l’avenue de l’Indépendance, rassemble consulats et palais d’ambassades (aujourd’hui transférées à Ankara), immeubles de caractère, églises, mosquées, restaurants, cafés, bars et boîtes de nuit, pâtisseries, épiceries, étalages en tout genre, galeries d’art, galeries marchandes, passages (çiçek pasaji -prononcez tchitchek- , balik pasaji), hôtels, banques, bureaux de change, cinémas, librairies, coiffeurs, boutiques de mode, marchands ambulants et, au numéro 263, le lycée de Galatasaray. Comme autant d’alluvions qui courent jusqu’au fleuve, une infinité de petites rues forment autour de cette avant-scène un dédale avec d’autres cafés, d’autres restaurants, d’autres bazars De jour comme de nuit, le lieu n’est jamais vide (bloqué à Beyoglu pendant la tempête de neige, j’ai découvert avec surprise que tard dans la nuit de nombreux badauds se promenaient comme à leur habitude). Un antique tramway rouge permet de se frayer difficilement un passage à travers la foule de cette artère incroyablement kalabalik, comme dirait le Turc pour évoquer la foule, la multitude. Ici, la population est jeune et moderne, mixte, flâneuse ou pressée. On se bouscule allégrement dans un tumulte permanent de lumière et de musique. On marche seul ou en groupe, dans un sens ou dans l’autre. On se perd aussi : je me souviens, quand le lieu ne m’était pas encore familier, avoir parfois longtemps marché avant de me rendre compte que je me trompais de direction en croyant rejoindre l’une ou l’autre extrémité de l’avenue.

 Si vous-même vous croyez perdu, arrêtez-vous un instant et prenez le temps, immobile sur votre îlot, de regarder la foule qui vous ignore et d’observer les visages des nombreux passants que vous allez croiser. Soudain vous nous reconnaîtrez, moi et mon petit groupe de touristes. Suivez-nous et bientôt vous verrez que nous sommes arrivés au terme de notre navigation sur les eaux agitées d’Istiklal cadessi. Depuis les hauteurs de Tünel où nous sommes rendus, nous pouvons choisir d’emprunter un funiculaire (chose suffisamment rare pour être tentée) afin de poursuivre notre périple. Pour ma part, je préfère m’engager dans la longue et pentue Galipdede caddesi, certes rendue périlleuse par le gel, mais tellement plus agréable à cette heure encore ensoleillée de la journée. Dans un ballet douteux d’apprentis derviches, nous arrivons précisément au tekke du célèbre ordre soufi fondé par Mevlana. Le lieu est clos mais je suis curieux de m’aventurer dans le petit cimetière accessible depuis la rue. Là repose le comte de Bonneval (1675-1747), un général français qui, après avoir servi les Habsbourg, finit après bien des aventures par commander l’artillerie du sultan Mahmut Ier, sous le nom d’Ahmet Pasha. Impossible toutefois de trouver sous la neige la moindre trace du célèbre personnage. Passée la tour de Galata, élevée en 1349 par les Génois, nous atteignons le pont de Galatasaray dont la chaussée particulièrement glissante n’enlève rien à la beauté scintillante du spectacle qui s’offre à nos yeux. Si je peine encore à identifier chacune des mosquées disséminées dans les brumes d’un lointain vallonné, avec dômes et minarets effilés qui forment comme les clefs d’une grande partition musicale, mes amis ont davantage de mal à se repérer dans les mouvements de cette symphonie fantastique où se mêlent les eaux de la Corne d’or, du Bosphore et de la mer de Marmara.

 À Eminönü, au cœur de l’imposant marché qui se dresse devant la Yeni camii, la nouvelle mosquée dont la construction fut achevée en 1660 après cinquante-sept ans de labeur, le contraste est saisissant avec le quartier que nous venons de quitter. Peu de femmes et partout ces hommes à l’allure anatolienne, que l’on devine fraîchement débarqués en ville. Le Bazar égyptien, dans lequel nous venons de pénétrer, est l’endroit rêvé si vous souhaitez rapporter des épices et des parfums, ou goûter aux délicieuses pâtisseries orientales. C’est ici que mon oncle, grand fumeur de narguilé, vient choisir son tabac à la pomme, à la rose ou au miel. Plus loin, rares sont les touristes autour de Sainte-Sophie et de la mosquée Bleue que nous atteignons alors que baisse déjà la lumière du jour. Mon petit groupe, les pieds trempés, transi de froid, s’aventure courageusement dans ce décor rendu méconnaissable tant la neige est tombée en abondance. Il est trop tard pour visiter le palais de Topkapi qui fermera bientôt ses portes. Nous reviendrons demain. En rebroussant chemin à travers la cour des Janissaires, une boule de neige vient s’écraser dans mon dos. Soudain c’est vous que l’on vise. Vous êtes touché au bras. La bataille est lancée et le combat nous réchauffe. Choisissez votre camp ! Défendez Byzance ou combattez pour le sultan ! Mais sans doute connaissez-vous déjà la fin de l’histoire ?

 

Dernière chronique :

4.« Bonjour, Monsieur ! »
(26 mars 2004)

 Il y a tant de choses que j’aimerais faire avant le jour prochain de mon départ : voir jouer l’équipe de Galata bien qu’elle peine actuellement dans le championnat, me recueillir sur la tombe de mon grand-père qui repose dans un lointain cimetière d’Istanbul, tourner avec les derviches dans leur tekke, parler et parler encore avec ma grand-mère avant qu’elle ne devienne complètement sourde, diminuer ma consommation de narghilé, longer les remparts de la ville de la Corne d’Or à la mer de Marmara, lire les poèmes de Nazim Hikmet, goûter un sandwich aux tripes, saluer un ou deux cousins que je n’ai pas vus depuis des années, m’acheter un billet de tombola (même si je suis déjà millionnaire) et peut-être encore envoyer quelques cartes postales avec une jolie vue de Sultan Ahmet ou du Bosphore au soleil couchant. J’ai la chance de pouvoir satisfaire aujourd’hui l’une des exigences qui s’imposent à moi avant que je ne quitte la Turquie. J’ai passé la journée avec Gulname et ses sœurs Esra et Merve, des amies de ma cousine qui vit aujourd’hui en Allemagne. Ensemble nous avons visité Fatih et Balat, de vieux quartiers d’Istanbul. À Eyüp, au bout d’une allée qui monte à travers un immense cimetière, nous sommes parvenus au Café Pierre Loti. La vue sur la Corne d’Or est magnifique. Le soleil brille. Les arbres sont en fleurs. L’aînée des trois sœurs s’est proposée de lire le marc de mon café…

 Ma tasse est froide. Je peux la tendre à Gulname. Je n’ose pas trop plaisanter. On ne sait jamais. Un instant plus tôt, amicale et complice, mon Azyadé me souriait. Soudain grave et concentrée, elle ne dit mot. J’essaie de saisir ce que peuvent trahir ses beaux yeux verts, mais il faut certainement du talent ou quelque don particulier pour réussir un tel exploit. Elle a cet ascendant sur moi que je n’ai pas. En vain, je tente de déchiffrer les froncements de ses sourcils. Elle pousse un soupir, va parler, se retient. Je suis flatté de lui donner autant de mal. On ne me lit pas comme cela. Mais je reste dans l’expectative, torturé par cette cruelle impression que l’on ressent généralement lorsque l’on s’abandonne à quelqu’un, comme chez le dentiste qui vous soigne une carie ou, plus récemment dans mon cas, chez le kuaför kurde, peu bavard, à qui j’ai rendu visite la veille. Un calligramme noir orne le fond de ma tasse blanche.

 D’étranges formes blanches se dessinent sur le tableau noir que vient d’effacer Koray. Je crois reconnaître la géographie d’un continent lointain, les nuages d’un matin de brume sur le Bosphore ou peut-être l’horizon saturé de la ville aux heures sombres de la journée ; des versets du Coran, le tugra d’un sultan qui jadis fit la gloire de l’Empire. « Bonjour, Monsieur ! » La classe est dissipée et je m’efforce d’obtenir le silence pour procéder à l’appel. Je souris en pensant à l’anecdote que m’a racontée la veille un professeur de français. Au matin de sa première journée à Galatasaray, en croyant faire l’appel, elle a laborieusement énuméré les jours de la semaine inscrits en turc sur la première page du cahier de la classe. Tout le monde est là. Nous allons aujourd’hui étudier le futur. Il s’agit à vrai dire d’une simple introduction que m’a proposé d’effectuer l’enseignant responsable de la classe. Les élèves sont en septième, ce qui correspond à une classe de CM1 en France. Ils me comprennent parfaitement même s’ils ont encore du mal a s’exprimer. Ensemble nous lisons un texte et essayons de relever les verbes employés au futur. Si l’emploi du futur est relativement simple, sa conjugaison ne l’est guère. Quelques courageux acceptent de conjuguer « être » et « avoir ». La poésie du tableau noir s’enrichit de joyeux étaterais, esras, avoirai, avarons…

 La classe reprendra dans quelques minutes. La sonnerie stridente qui rythme la journée à l’école vient de retentir. Dans la salle des professeurs, étroite et enfumée, c’est l’heure du thé. J’avale le simit que j’ai acheté plus tôt ce matin dans la rue, un délicieux pain en forme de couronne, recouvert de graines de sésame. Par la fenêtre grande ouverte, sous le regard sévère de la statue d’Ataturk, la cour de recréation s’anime à la façon d’un tableau de Bruegel. On joue, on court, on chante, on crie, on se chamaille. Les « Lions » de Galatasaray disputent une fabuleuse partie de football où l’équipe du club est assurée de remporter la victoire. Le sang et or est à l’honneur. Soudain une querelle éclate. Un joueur s’est effondré dans la surface de réparation et réclame un penalty que lui refuse l’équipe adverse. Le ton monte et l’on s’insulte copieusement, avec, à n’en pas douter, bien plus d’emphase que lorsqu’il s’agit de manier le français pendant la classe. Il me revient alors à l’esprit une question que souvent je me pose et à laquelle les élèves ont bien du mal à répondre : pourquoi apprendre le français au lycée de Galatasaray ? Créé en 1868 à l’initiative de Victor Duruy, alors ministre de l’Éducation sous Napoléon III, le lycée impérial de Galatasaray avait pour vocation de former l’élite du pays en l’ouvrant à la culture française. Mais si l’enseignement est ici dispensé en français, il n’est pas certain, bien que certaines familles aient une tradition francophone, que les élèves souhaitent intégrer l’école par amour de la langue. L’apprentissage du français est avant tout une exigence que requiert ce prestigieux lycée et à laquelle, au cours de leur scolarité, les élèves, souvent issus de milieux aisés, acceptent de se plier avec plus ou moins d’enthousiasme et de succès.

 Quel sera l’avenir des élèves que je retrouve en classe ? Debout devant leurs pupitres, ils guettent avec impatience le signal de leur professeur pour s’asseoir. J’attends le silence complet pour prendre la parole. Au premier rang se tient Djem, un garçon intelligent mais paresseux. Derrière lui se cache Aslihan, la meilleure élève, que persécutent parfois ses camarades car elle est très timide. Je vois aussi Murat, un redoublant qui mesure déjà ma taille ; Selim, malicieux et moqueur ; Serkan, qui a des cousins en France ; Sema, qui a visité l’Amérique et l’Europe ; Mohamed, le blond aux yeux bleus ; les inséparables Ayhan et Oray ; Hassan, le boursier issu d’une famille modeste ; Melek, qui vient d’Ankara ; Gulbi, inspirée mais distraite ; Rehan, travailleuse mais peu douée ; le bel Ekren que les filles se jalousent ; la belle Ozlem que tous les garçons aiment, et tant d’autres encore ? Que deviendront ces élèves au terme de leur scolarité au lycée de Galatasaray ? Sur le tableau noir aujourd’hui s’écrit peut-être leur futur. À moi de les aider à le déchiffrer. Gulname, quant à elle, m’a assuré que je reviendrai à Istanbul. C’est écrit…