Göksin SIPAHIOGLU: le dinosaure du photojournalisme

Grand reporter, Göksin Sipahioglu a collectionné les scoops, mais sa grande fierté reste l'agence photographique Sipa, qu'il a créée dans les années 70 et qu'il dirige toujours. Ses principaux reportages - Djibouti, Cuba, Chine… - sont exposés au Visa pour l'image de Perpignan.

Michel Guerrin
Le Monde daté du 20 novembre 1998

Göksin SipahiogluSa vie rocambolesque mérite un film. Qui, après avoir exploré les tourments de la planète, finirait dans un bureau majestueux de 100 m2 baigné d'un fond musical où le « patron » reçoit, sourire de séducteur et longue mèche blanche, en vous lâchant une petite phrase qu'il savoure comme une friandise rare: « Sipa est la plus grande agence photo au monde. »

Sipa, comme Göksin Sipahioglu. Nationalité turque. Soixante-douze ans et des souvenirs extravagants, à Istanbul, Cuba et ailleurs. Une seule obsession anime ce patron de presse visuel : être le premier. « J'ai été le premier à porter les cheveux longs en Turquie, à douze-treize ans. » Ou alors : « Le premier grand reporter free-lance du pays. »

Göksin Sipahioglu a surtout collectionné les scoops, les siens et ceux de ses photographes, qui font la « une » des journaux et sont auréolés de médailles et trophées, entassés dans son bureau. Il est aussi le dernier journaliste à diriger une des trois agences en « A » qui ont fait de Paris la capitale mondiale du photojournalisme dans les années 70 : Gamma, Sygma, Sipa. Ses rivaux de toujours, Jean Monteux à Gamma et Hubert Henrotte à Sygma, ne sont plus là, remplacés par des gestionnaires. Lui perpétue une épopée romantique et familiale, quand l'époque est dominée par les stratégies industrielles, les géants de la communication - Bill Gates avec son agence Corbis, qui vient de racheter Sygma -, afin de transformer le monde en village illustré.

Göksin Sipahioglu est le dernier aventurier des agences photographiques. « Un banquier voudra gérer une agence. Moi, je vis dedans, je ne pense qu'à ça. J'arrive à 6 heures, je repars à 21 heures. Sept jours sur sept. »

C'est un drôle de patron, passionné, très sympathique, un peu « voyou », qui se fait appeler Göksin et tutoyer par une partie du personnel, où l'on comptabilise une vingtaine de nationalités et « toutes les religions ». Il ne prend pas de vacances - « c'est mortel » - et avoue deux luxes: son bureau - plus grand que les 80 m2 de son appartement - et sa voiture, une Mercedes 500 limousine qui lui a coûté 600 000 francs.

Ce Byzantin roublard et beau parleur déteste être seul, se réveille et s'endort avec la télévision - il en a quatre dans son bureau -, laisse souvent la porte ouverte et dit que « les gens qui travaillent avec [lui] sont un peu [ses] enfants. » D'où une ambiance un peu paternaliste, avec chouchous et têtes de Turc.

Le patron couve, et parfois étouffe, ses photographes. « Il est si proche de nous qu'il devient aussi possessif avec nos images qu'avec les siennes », dit la photographe Alexandra Boulat. Il parle du premier portrait du terroriste Carlos, d'un attentat à Beyrouth ou de photos de femmes bosniaques violées par des Serbes comme s'il y était. Mais il déteste la contradiction et les syndicats, n'a pas de second, aime être entouré de femmes, dont sa secrétaire, surnommée Bambi.

Jean-François Leroy, directeur du Festival de photojournalisme de Perpignan, dit qu'il est « le plus journaliste de tous les directeurs d'agence ». Le plus accessible aussi, toujours à l'affût d'un « coup ». Directeur et rédacteur en chef à la fois.

Son bureau est envahi de journaux de tous les pays, qu'il dévore, découpe. « Je trouve des histoires que les photographes pourront raconter en images. » Jamais à court d'idées, obsédé par la rapidité, « débrouillard », dit un photographe. Il est le dinosaure de la profession. Combien de temps va-t-il tenir? « Des repreneurs viennent me voir. J'ai encore un peu de temps. » Un photographe : « Jamais il ne vendra son plaisir. S'il va pêcher à la ligne, il en crèvera. »

Avec un délicieux accent oriental et en mangeant quelques mots, Göksin Sipahioglu raconte ses multiples vies qui ont croisé le sport, le journalisme écrit, la politique, la photographie. A Istanbul, puis à Paris.

Il est né à Izmir, le 28 décembre 1926. Son père était le commandant de la garde rapprochée de Mustafa Kemal Atatürk, qui modernisa son pays dans les années 20-30. Sipahioglu signifie « fils de spahi ». « Celui qui fait la guerre à cheval », explique Göksin, qui se souvient d'une jeunesse dorée. Etudes chez les jésuites. Sa vocation de journaliste se dessine vite: « A dix ans, j'écrivais des petites histoires et, à douze, j'ai enquêté sur les souterrains d'Istanbul. »

Il joue aussi au basket. Normal quand on mesure 1,90 m pour 62 kilos. « On me surnommait la cigogne. » A dix-sept ans, il brûle les étapes: il fonde le club Kadikeyspor à Istanbul, devient capitaine et joueur international, fait construire le plus grand terrain en plein air du pays « en empruntant 5 francs à gauche et à droite », se marie, fait son service militaire, poursuit des études de droit et de journalisme. Son premier article, en 1948, a pour sujet la tuberculose. « Ma petite amie en était atteinte. »

Il écrit, à partir de 1952, sur le basket dans l'Istanbul Ekspres. Il lui arrive même de commenter son match sous le pseudonyme de Sait Ceylan : « J'ai écrit que le club avait perdu parce que Göksin avait mal joué. » C'est ainsi que commence une brillante carrière, brièvement interrompue par sa candidature aux élections législatives, en 1957: « J'ai été balayé. »

Il assure: « J'étais le grand journaliste en Turquie. » Preuves à l'appui. Göksin Sipahioglu adore énumérer ses scoops - textes et photos, ce qui est rare - comme un militaire ses états de service :

- Un : en 1956, durant la campagne militaire israélienne dans le Sinaï, il « dialogue avec des pilotes d'avion français » et photographie « des blessés égyptiens agonisants » ;

- Deux : en 1958, il est « le premier journaliste turc à entrer en pays communiste après la guerre ». Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie ;

- Trois : en 1961, il est « le premier journaliste occidental » à photographier l'Albanie de l'après-guerre ;

- Quatre : en 1962, il est « le seul journaliste » à entrer à Cuba durant la crise des missiles. Alors que le blocus de l'île est mis en place, il apprend qu'un cargo turc doit acheminer du blé à La Havane via la Barbade. Il déniche un passeport de marin, part avec 200 dollars en poche, et débarque à Cuba avec un appareil Hasselblad qu'il sait à peine faire marcher. « Je suis resté trente-huit jours à Cuba ! » Il écrira que les missiles russes, pointés contre les Etats-Unis, n'avaient pas tous été retirés. « Je les avais vus. » Comment ? « J'avais deux ou trois petites amies à La Havane… Elles m'ont aidé. » ;

- Cinq : il est, en 1965, le premier journaliste turc à entrer en Chine ;

- Six : en 1968, à Prague, il est le « premier journaliste occidental à interviewer des soldats russes ». Il montre le cliché : cinq gaillards souriants. « Ce sont des Russes azéris qui parlent le turc. » Il sort un autre cliché : Dubcek quitte Prague pour devenir ambassadeur en Turquie. Devinez quel est le seul journaliste à l'accompagner…

Entre deux scoops, Göksin Sipahioglu a également dirigé des journaux. Suffisamment longtemps pour utiliser au mieux l'impact journalistique et graphique des images. Il est le premier, en Turquie, à étaler une photo sur une double page. Il sort une dizaine de reproductions de couvertures de quotidiens après un coup d'Etat. Tous les journaux utilisent deux images, plus ou moins grandes, de l'interrogatoire du président déchu et du premier ministre en train de se faire raser après son arrestation. « Et regardez ce que fait Göksin… » Il montre la « une » de Vatan. Un détail occcupe toute la page: le rasoir et la gorge du premier ministre - il sera exécuté peu après. « On a tout vendu en une heure. »

Göksin Sipahioglu savait prendre des photos et les mettre en page. Et les vendre ? Ses expériences en la matière étaient calamiteuses. Il a déjà collaboré à plusieurs agences, mais n'a pas, à la fin des années 60, la diffusion mondiale qu'il espère. Ni les retombées financières. A Cuba, « quarante-cinq journaux américains ont fait la « une » avec mon histoire ». Il a vendu son récit et ses images à l'agence Associated Press. « Ils m'ont proposé 500 « boks ». J'ai compris 50.000 dollars. C'était 500. Je n'avais plus un rond, j'ai dû accepter. »

Créer une agence photo sera sa revanche. Il le fera à Paris, capitale montante du photojournalisme et ville où il entreprend une seconde vie en devenant, en 1966, le correspondant d'Hürriyet, principal quotidien turc. Il sort d'un mai 68 éprouvant - blessé par une grenade - qu'il a photographié au jour le jour. « Je le déposais avec ma Mustang en première ligne », raconte Phyllis Springer, journaliste américaine et compagne fidèle du patron de Sipa, où elle travaille.

Ensemble, ils créent une structure informelle en 1969. Peut-on parler d'agence ? Göksin développe ses films et tire ses photos dans les WC d'un studio de 16m2 loué à Fernand Raynaud. Göksin et Phyllis « font » alors les aéroports pour envoyer les clichés dans le monde entier - notamment ceux de Jean Bertolino, et des personnalités du show-biz. « Phyllis a une fois arrêté un avion sur la piste pour donner un film à transporter. »

Aujourd'hui, Göksin Sipahioglu dirige un joujou performant, officiellement créé en 1973 : un immeuble de 8.000m2 situé boulevard Murat avec une entrée high tech ornée de seize télévisions - 152 salariés, 32 photographes exclusifs, 7.000 correspondants occasionnels dans le monde dont 2.000 « actifs », jusqu'à 50 reportages diffusés quotidiennement dans 47 pays, 20 millions de photos en archives dont 300.000 numérisées, un chiffre d'affaires de 118-120 millions de francs en 1999, près de 8 millions de francs de bénéfices depuis deux ans quand ses concurrents tirent la langue.

Il n'empêche, le patron a une réputation tenace de « bon journaliste et mauvais gestionnaire ». Beaucoup ajoutent : « C'est mieux que le contraire. » Et de rappeler en rigolant l'époque où « Göksin prenait l'argent de la machine à café pour payer un photographe ».

Sipa a été, en trente ans, une formidable école de journalisme. « Le talent de Göksin est de repérer celui des autres », dit le photographe Patrick Frilet, qui enseigne le reportage photo au CFD-l'Ecole des métiers de l'information. Celui d'Abbas, par exemple, un photographe dont il diffuse les images de la guerre du Vietnam en 1971, ou de Luc Delahaye, qui a suivi les bouleversements dans l'Europe de l'Est - tous deux aujourd'hui à l'agence Magnum. Mais aussi celui d'une vingtaine de reporters à la forte personnalité, de Yan Morvan à Michel Setboun. Ou de futurs directeurs d'agence, comme Annie Boulat (Cosmos).

La plupart de ceux qui ont quitté l'agence - certains y sont revenus - parlent de Göksin comme d'un « seigneur généreux et fidèle ». Yan Morvan: « Il me fait penser au Commendatore Enzo Ferrari avec ses pilotes. Il mettait plusieurs photographes sur le même « coup » pour obtenir les meilleures images. » Luc Delahaye : « Il a du panache et a toujours privilégié le journalisme sur la photographie. »

Göksin Sipahioglu n'était pas un grand photographe, mais il était « toujours là où il faut être » avec des images où l'information l'emporte sur la composition. Comme dans cet instantané violent pris à Djibouti, en 1967, où quatre militaires français le visent avec leur arme.

Tout naturellement, l'agence Sipa tient sa réputation de son secteur « news ». « Dans un paysage d'agences tièdes, Göksin est le seul à prendre des risques financiers et à produire des sujets sur l'actualité internationale », dit Jean-François Leroy. Il y a encore peu, les meilleures photos du Kosovo ont été ramenées par Alexandra Boulat. « Sipa reste la dernière agence qui donne vraiment sa chance aux jeunes », affirme Patrick Frilet. L'intéressé confirme : « Je reçois dix lettres par jour. Je viens d'engager une belle fille qui est encore dans une école photo pour avoir son BTS. »

Evoquant la mort annoncée du photojournalisme, il embrasse du regard l'objet de sa réussite. Il est vrai que sa conception de la photo de presse est pragmatique. Une bonne photo est une photo publiée. Si possible en couverture. Qu'elle soit prise, « volée » ou « récupérée ». Il rappelle une de ses convictions, qui choque certains : « Le paparazzi est le fondement du métier, un vrai travail d'enquête. A condition de ne pas entrer dans les propriétés privées. »

Un photographe ajoute que « Göksin est prêt à tout pour décrocher un scoop ». Et qu'il a « un sens inouï du marché de la presse ». Une légende veut qu'il ait placé un photographe derrière toutes les grandes synagogues d'Europe durant une période d'attentats. L'intéressé n'est pas en reste quand il raconte son « coup » à Entebbe (Ouganda), en 1976, où les passagers d'un Airbus étaient tenus en otages : « En Ouganda, j'ai été refoulé vers le Kenya. En rentrant de Nairobi vers Paris, j'ai demandé au pilote d'Air France, alors que nous survolions l'Ouganda, de modifier sa trajectoire pour passer au dessus de l'aéroport d'Entebbe, donc au dessus de l'Airbus au sol. J'ai donc pu le photographier par le hublot. »

Reste que le secteur people (portraits de personnalités, princesses), qui a grimpé à 40% du chiffre d'affaires, devient de plus en plus indispensable pour rentabiliser l'agence : « Sans le people, et un réseau de correspondants bon marché, Sipa ne tient plus », s'inquiète un photographe.

Göksin le reconnaît à demi-mot: « Le Kosovo m'excite ; Diana, je me sens obligé de le faire. » Il ajoute : « Les gens veulent plus de rêve et moins de sang. » Pour que l'actualité internationale, aux coûts exorbitants, soit « couverte », il a salarié des photographes. Il sait qu'il rame à contre-courant. Mais il tient. Lors de la finale de la Coupe du monde de football, il a même repris ses appareils en tribune de presse. « J'ai voilé mes films », rigole-t-il. Comme s'il lui fallait, une fois de plus, se distinguer de la vague.

Michel Guerrin
Le Monde daté du 20 novembre 1998

 

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