Nazim HIKMET: une légende de la littérature turque
NÂZIM HIKMET
1902-1963
Par CHARLOTTE KAN
Le Monde Diplomatique
(Février 2002)
« Je suis né en 1902
Je ne suis jamais revenu sur le lieu de ma naissance
Je n'aime pas me retourner »
Et le « géant aux yeux bleus » ne revint jamais à Salonique...
Ambiance feutrée à Istanbul : Nâzim, enfant, est bercé par la poésie de son grand-père Pacha, un haut fonctionnaire ottoman, et par sa mère, Djélilé, artiste férue de culture française.
Révolté par l'occupation d'Istanbul par les puissances alliées après la première guerre mondiale, exalté par la lutte des paysans turcs pour l'indépendance et enthousiasmé par la révolution d'Octobre, il a tout juste vingt ans quand il part à Moscou, en 1922.
Il retourne en Turquie en 1924, après la guerre d'indépendance, mais, victime de persécutions, car c'est désormais un « rouge », il repart à Moscou en 1926 et multiplie les allers-retours.
Moscou bouillonne alors. Il y fait la rencontre de Maïakovski et des futuristes russes, dont l'influence bouleverse sa poésie, et travaille avec Meyerhold.
Communiste parce qu'il aime tout, passionnément, la liberté, son pays, son peuple et ses femmes, il devient le génie en exil de l'avant-garde turque.
De retour en Turquie, il est condamné en 1938 à vingt-huit ans d'emprisonnement, car il a publié, en 1936, un éloge de la révolte, L'Epopée de Sheik Bedrettin, ou le combat d'un paysan contre les forces de l'Empire ottoman. Il est libéré en 1949 grâce à l'action d'un comité international de soutien, formé à Paris par ses camarades Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso et Paul Robeson.
C'est avec ce dernier et Pablo Neruda qu'il partage en 1950 le Prix mondial de la paix. In absentia, car Hikmet, affaibli par une longue grève de la faim ainsi que de graves problèmes cardiaques, ne peut se déplacer à Varsovie, où la cérémonie a lieu.
« Une bien triste liberté »
Hikmet est constamment surveillé. Il échappe miraculeusement à deux tentatives de meurtre, mais ne parvient pas à être exempté du service militaire, qu'on lui demande d'effectuer à cinquante ans. C'est la guerre froide, et il milite contre la prolifération de l'armement nucléaire. Que faire si ce n'est fuir, se réfugier en Union soviétique, laissant femme et enfants ?
Devenu membre très actif du Conseil mondial de la paix, le poète chante l'Internationale, mais ne tait pas son rejet du stalinisme. Le « communiste romantique » célèbre la lutte, synonyme de vie, une liberté que ronge, selon lui, l'autorité.
Citoyen polonais suite à la perte, immense, de la nationalité turque, il voyage partout, pour tromper l'exil. En Europe, en Afrique et en Amérique du Sud seulement, car les Etats-Unis lui refusent un visa.
« Malgré le
poids dans ma poitrine,
Mon coeur bat toujours avec les étoiles lointaines »
Nâzim Hikmet meurt à Moscou en 1963. Son coeur a cessé de battre la mesure de la perte, mais le vent souffle toujours entre les arbres doux d'Anatolie, sur les visages de ses femmes, qu'il a aimées aussi fort que le monde.
Les livres disponiblesIl neige dans la nuit
et autres poèmes, traduction de Münevver Andaç et Guzine Dino, Poésie/Gallimard,
Paris, 1999.
Nostalgie, trad. Münevver Andaç, Fata Morgana, Paris, 1989.
Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé ? Editions de Minuit, Paris,
1980.
C'est un dur métier que l'exil..., Le Temps des Cerises, Paris, 1999.
La vie est belle mon vieux, coll. « Littératures
étrangères », Paragon, Paris, à paraître.
Quelques livres:
Il neige dans la nuit et autres poèmes de Nâzim Hikmet, et al. Poche (1999)
Nostalgie de Nâzim Hikmet, et al. Broché (avril 1989)
Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir
Le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres
Les arbres si verts, les arbres si pleins d'espoir
Un sentier s'en va à travers les mûriers
Je suis à la fenêtre de l'infirmerie
Je ne sens pas l'odeur des médicaments
Les oeillets ont dû s'ouvrir quelque part
Être captif, là n'est pas la question
Il s'agit de ne pas se rendre
Voilà.
Nazim Hikmet
NÂZIM
HIKMET, l'ARBRE AUX YEUX BLEUS |
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Par JOHN BERGER Ecrivain.
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Vendredi Nâzim, j'ai perdu un ami et je souhaite partager ce deuil avec toi qui as partagé avec nous tant d'espoirs et de deuils. Le télégramme est
arrivé la nuit, J'ai perdu mon ami Juan Muñoz, ce merveilleux artiste qui est mort hier, sur une plage espagnole, à l'âge de quarante-huit ans. Il est un point qui me préoccupe et sur lequel je voudrais ton avis. Quand quelqu'un meurt de mort naturelle, par opposition à la mort causée par la persécution, l'assassinat ou la faim, on éprouve d'abord un choc, sauf si la personne décédée a été longtemps malade ; puis on ressent un monstrueux sentiment de perte, surtout si elle est morte jeune - Le jour pointe - puis vient la douleur qui se dit sans fin. Pourtant, avec cette douleur, survient sans crier gare quelque chose d'autre qui ressemble à une facétie, mais sans en être une (Juan en faisait de merveilleuses), quelque chose qui provoque une sorte d'hallucination, un peu comme le geste que fait avec son mouchoir le magicien pour terminer son numéro, une sorte de légèreté en totale contradiction avec ce qu'on éprouve. Comprends-tu ce que je veux dire ? Cette légèreté est-elle frivole ou la marque d'un enseignement nouveau ? Cinq minutes après t'avoir posé cette question, je reçois de mon fils Yves un fax avec quelques vers qu'il vient d'écrire à la mémoire de Juan : Tu apparaissais
toujours Samedi Je ne suis pas sûr d'avoir jamais vu Nâzim Hikmet. Je jurerais que oui, mais je n'en trouve aucune preuve précise. Je crois que c'était à Londres en 1954. Quatre ans après sa sortie de prison, neuf ans avant sa mort. Il parlait à un meeting qui se tenait au Red Lion Square à Londres. Après avoir prononcé quelques mots, il se mit à lire des poèmes, certains en anglais, d'autres en turc. Il avait une voix calme, puissante, bien à lui et très musicale. Mais elle ne semblait pas procéder de sa gorge - pas à ce moment-là en tout cas. On aurait dit qu'il avait dans la poitrine un poste émetteur qu'il aurait allumé ou éteint d'une de ses grandes mains qui tremblaient légèrement. Ma description laisse à désirer parce qu'elle ne rend pas l'évidence de sa présence et de sa sincérité. Dans l'un de ses longs poèmes, il montre six personnes écoutant en Turquie au début des années 1940 une symphonie de Chostakovitch transmise à la radio. Trois des six personnes sont (comme lui) en prison. Il s'agit d'une émission en direct ; on joue la symphonie à ce moment même à Moscou, à plusieurs milliers de kilomètres de là. A l'entendre lire ses poèmes au Red Lion Square, j'ai eu aussi l'impression que les mots qu'il disait venaient de l'autre bout du monde. Pas parce qu'ils étaient difficiles à comprendre (ils ne l'étaient nullement), pas parce qu'ils étaient confus ou las (ils étaient au contraire pleins de l'énergie qui permet de résister), mais parce qu'ils étaient déclamés comme pour triompher de la distance et transcender les innombrables séparations. L'ici de tous ses poèmes est ailleurs. Dans Prague passe une
voiture, Même quand il attendait, assis sur l'estrade, avant de se lever pour prendre la parole, on s'apercevait qu'il était un homme exceptionnellement grand et solide. Ce n'est pas pour rien qu'on l'avait surnommé « l'arbre aux yeux bleus ». Quand il se mettait debout, on avait l'impression qu'il était aussi très léger, si léger qu'il risquait de s'envoler. Peut-être ne l'ai-je jamais vu, car il semble peu vraisemblable qu'à un meeting organisé à Londres par le Mouvement international pour la paix il ait été attaché à l'estrade par des cordes comme un dirigeable qu'on empêcherait de décoller. Pourtant, de ceci j'ai un souvenir très clair : dès qu'il les avait prononcés, ses mots s'élevaient dans le ciel - c'était un meeting en plein air - et son corps semblait vouloir suivre les mots qu'il avait écrits et qui montaient de plus en plus haut au-dessus du square, au-dessus des étincelles des anciens tramways de la rue Theobald, supprimés trois ou quatre ans auparavant. Tu es un village de
montagne en Anatolie, Lundi matin Les poètes contemporains qui ont le plus compté pour moi pendant ma longue vie, je les ai presque tous lus en traduction, rarement dans leur langue d'origine. C'est, je crois, ce que personne n'aurait pu dire avant le XXe siècle. Pendant des siècles, on a brandi des arguments pour ou contre la possibilité de traduire la poésie - il s'agissait là de discussions en chambre, comme on parle de musique de chambre. Mais le XXe siècle a réduit en cendres presque toutes ces chambres. Les nouveaux moyens de communication, la politique globale, les impérialismes, les marchés mondiaux, etc., ont jeté ensemble à une échelle sans précédent et séparé à tort et à travers des millions de gens. Il en est résulté que les espérances de la poésie ont changé ; la meilleure poésie compte toujours plus sur des lecteurs toujours plus éloignés. Nos poèmes Pendant le XXe siècle, nombreux ont été les vers de simples poètes qui ont été tendus entre des continents divers, des villages abandonnés et de lointaines capitales. Vous le savez bien, vous tous, Hikmet, Brecht, Vallejo, Atilla Jósef, Adonis, Juan Gelman... Lundi après-midi C'est à la fin de mon adolescence que j'ai lu pour la première fois des poèmes de Nâzim Hikmet. Ils étaient publiés dans une obscure revue de littérature internationale, à Londres, sous les auspices du Parti communiste britannique. J'en étais un lecteur assidu. La ligne du parti en matière de poésie était une belle foutaise, mais les poèmes et les nouvelles publiés étaient souvent exaltants. A cette époque, le grand homme de théâtre Vsevolod Meyerhold avait déjà été exécuté à Moscou. Si je pense ici à lui, c'est parce que Hikmet l'admirait et que Meyerhold exerça sur lui une grande influence la première fois qu'il alla à Moscou au début des années 1920... « Je dois beaucoup au théâtre de Meyerhold. En 1925, rentré en Turquie, j'ai organisé le premier théâtre d'ouvriers dans l'un des quartiers d'Istanbul. Travaillant dans ce théâtre comme directeur et écrivain, j'ai compris que c'était Meyerhold qui nous avait le premier ouvert de nouvelles possibilités de travailler avec et pour le public. » Après 1937, ces possibilités nouvelles avaient coûté la vie à Meyerhold, mais à Londres les lecteurs de la revue ne le savaient pas encore. Ce qui m'a frappé dans les poèmes de Nâzim Hikmet, la première fois que je les ai découverts, c'est leur espace ; ils contiennent plus d'espace que toute la poésie que j'avais lue jusque-là. Ils ne le décrivent pas, ils le traversent, ils franchissent des montagnes. Ils parlent aussi d'action. Ils évoquent les doutes, la solitude, le deuil, la tristesse, mais ces sentiments suivent l'action au lieu d'en être les substituts. Espace et action vont de pair. Leur antithèse est la prison, et c'est dans des prisons turques que Hikmet, prisonnier politique, a écrit la moitié de son oeuvre. Mercredi Nâzim, j'ai envie de décrire pour toi la table sur laquelle je suis en train d'écrire. Il s'agit d'une table de jardin blanche en métal, comme on peut en trouver aujourd'hui dans les jardins d'un yali sur le Bosphore. Elle se trouve dans la véranda couverte d'une petite maison des faubourgs sud-est de Paris. La maison a été bâtie en 1938, comme tant d'autres maisons construites ici à la même époque pour les artisans, les commerçants et les ouvriers qualifiés. En 1938, tu étais en prison. Une montre était pendue à un clou au-dessus de ton lit. Dans le quartier au-dessus du tien, trois bandits enchaînés attendaient leur condamnation à mort. Il y a toujours trop de papiers sur cette table. Chaque matin, la première chose que je fais, en sirotant mon café, c'est d'essayer de les remettre en ordre. A ma droite, il y a une plante dans un pot : tu l'aimerais, je le sais. Elle a des feuilles très sombres. Le dessous a la couleur des prunes de Damas ; sur le dessus, la lumière a laissé une tache brun sombre. Les feuilles sont groupées par trois, comme s'il s'agissait de papillons de nuit - elles en ont la taille - se nourrissant à la même fleur. Les fleurs de cette plante sont très menues, toutes roses et aussi innocentes que la voix d'enfants apprenant une chanson dans une école primaire. C'est une sorte de trèfle géant. Celle-ci vient de Pologne, où on l'appelle Koniczyna. Elle m'a été offerte par la mère d'un ami qui l'a fait pousser dans son jardin près de la frontière ukrainienne. Elle a des yeux bleus étonnants et ne peut s'empêcher de toucher ses plantes tandis qu'elle parcourt le jardin ou se déplace autour de sa maison, comme certaines grands-mères ne peuvent s'arrêter de caresser la tête de leurs petits-enfants en bas âge. Mon aimée, mon
bouton de rose, Quand on raconte une histoire, tout dépend de l'enchaînement des éléments. Et l'ordre le plus vrai saute rarement aux yeux. Il se découvre par approximations successives, souvent répétées. C'est la raison pour laquelle il y a aussi sur la table une paire de ciseaux et un rouleau de Scotch. Ce rouleau n'est pas fixé dans un de ces dévideurs qui permettent de le couper facilement à la taille voulue. C'est avec les ciseaux que je le coupe. Le difficile est de trouver l'extrémité du rouleau et de le dérouler. Je la cherche, plein d'irritation, avec mes ongles, si bien qu'une fois trouvée, je la colle sur le rebord de la table et laisse le rouleau se dévider jusqu'au plancher, où je le laisse pendre. Parfois je sors de la véranda et rentre dans la pièce contiguë où je bavarde, mange ou lis un journal. Il y a quelques jours, j'étais assis dans cette pièce quand quelque chose qui bougeait a attiré mon regard. Une minuscule cascade d'eau étincelante tombait en ondulant vers le plancher de la véranda près du pied de ma chaise vide devant la table. Les torrents des Alpes n'ont pour origine qu'un filet d'eau semblable. Un rouleau de Scotch que fait vibrer un courant d'air venant d'une fenêtre a parfois assez de force pour déplacer les montagnes. Jeudi soir Il y a dix ans, je me trouvais à Istanbul, près de la gare Haydar-Pacha, devant un bâtiment où la police soumettait les suspects à des interrogatoires. C'est au dernier étage de ce bâtiment que les prisonniers politiques étaient détenus et soumis à des contre-interrogatoires qui duraient des semaines. En 1938, ce fut le tour de Hikmet. Ce bâtiment n'était pas destiné à être une prison, mais une imposante forteresse administrative. Il paraît indestructible, construit comme il l'est de briques et de silence. Les prisons, prévues à cet effet, ont souvent un air sinistre, mais aussi l'allure d'une construction de fortune, mal à l'aise, comme la prison de Bursa, où Hikmet passa dix ans et qu'on surnommait « l'aéroplane de pierre » à cause de son plan irrégulier. La forteresse bien assise que je regardais près de la gare d'Istanbul avait, par opposition à celle-ci, la confiance en soi et le calme d'un monument construit au silence. « Tous les gens qui sont ici, à l'intérieur, tout ce qui s'y passe - c'est ce qu'annonce le bâtiment d'un ton posé - sera oublié, effacé des registres, enseveli dans une crevasse entre l'Europe et l'Asie. » C'est alors que j'ai saisi la stratégie poétique de Nâzim Hikmet en ce qu'elle a d'unique et d'inévitable : il lui faut continuellement dépasser son propre enfermement ! Les prisonniers ont partout rêvé de Grande Evasion, pas la poésie de Nâzim. Avant même de commencer, sa poésie a placé la prison comme un petit point sur la carte du monde. Le plus beau des
océans Ils nous ont
eus : Sa poésie, comme un compas, trace des cercles, tantôt intimes, tantôt vastes et englobants : seule la pointe acérée est fichée dans la cellule de la prison. Il me semble parfois que beaucoup des plus grands poèmes du XXe siècle - ayant pour auteurs des femmes ou des hommes - sont les plus fraternels de tous ceux qu'on a jamais écrits. S'il en est bien ainsi, cela n'a rien à voir avec des slogans politiques. C'est vrai de Rilke qui était apolitique, aussi bien que de Borges qui était un réactionnaire, et de Hikmet qui, toute sa vie, a été communiste. Notre siècle a été un siècle de massacres sans exemple, et pourtant l'avenir qu'il a imaginé (et pour lequel il a parfois lutté) propose la fraternité. Rares ont été les siècles précédents à l'avoir fait. Ces hommes, Dino, Samedi Ce n'est peut-être pas toi que je vois, cette fois non plus. Et pourtant je pourrais jurer que si. Tu es assis en face de moi de l'autre côté de la table dans la véranda. As-tu jamais remarqué comme la forme d'une tête suggère souvent le type de pensées qui s'y déroulent d'habitude. Il y a des têtes qui indiquent implacablement la vitesse du calcul, d'autres le ressassement entêté de vieilles idées. Beaucoup par les temps qui courent trahissent l'incompréhension devant la perte ininterrompue. La tienne, de tête - par sa taille et tes yeux bleus plissés -, me suggère la coexistence en elle de nombreux mondes et de ciels divers, l'un au sein de l'autre ; elle n'a rien d'intimidant, elle est calme, mais habituée au surpeuplement. Je veux te demander ton avis sur la période que nous vivons. Une grande partie de ce que tu croyais être à l'oeuvre - ou devoir l'être - dans l'histoire du monde s'est révélée illusoire. Le socialisme tel que tu l'as imaginé, personne nulle part ne le construit. Le capitalisme des multinationales avance sans obstacles - bien qu'il soit l'objet d'une contestation accrue et qu'on ait fait sauter les tours jumelles du World Trade Center. Le monde surpeuplé s'appauvrit tous les ans. Où donc est passé le ciel bleu que tu as vu avec Dino ? Certes, réponds-tu, ces espoirs sont en lambeaux. Mais qu'est-ce que cela change ? La justice est toujours une prière réduite à un mot, comme le chante Ziggy Marley en ce temps qui est maintenant le vôtre. L'histoire entière n'est que l'histoire des espoirs nourris, perdus, renouvelés. Et, avec les espoirs nouveaux, naissent de nouvelles théories. Mais pour les victimes du surpeuplement, pour ceux qui ont si peu ou rien, sauf, parfois, du courage et de l'amour, l'espoir agit autrement. L'espoir est pour elles quelque chose dans lequel mordre, quelque chose à se mettre entre les dents. Ne l'oublie jamais. Sois réaliste. Avoir l'espoir entre les dents donne la force de continuer, même quand l'épuisement ne laisse aucun répit, la force surtout de ne pas hurler. Un être qui a l'espoir entre les dents est un frère ou une soeur qui force le respect. Ceux qui sont sans espoir dans le monde réel sont condamnés à la solitude. S'ils ont quelque chose à offrir, ce ne peut être que la pitié. Et que cet espoir entre les dents soit tout frais ou en lambeaux ne change pas grand-chose quand il s'agit de survivre à la nuit et d'imaginer un jour nouveau. Tu n'aurais pas du café ? - Je vais en faire. Je quitte la véranda. Quand je reviens de la cuisine avec deux tasses - de café turc - tu es parti. Sur la table, tout près de l'endroit où est collé le rouleau de scotch, il y a un livre ouvert sur un poème que tu as écrit en 1962 : Si j'étais platane si je me reposais à son ombresi j'étais livre que je lirais sans ennui dans mes nuits d'insomnie crayon, je ne voudrais pas l'être même pas entre mes propres doigts si j'étais porte je m'ouvrirais aux bons je me fermerais aux méchants si j'étais fenêtre une fenêtre sans rideaux grande ouverte si j'étais verbe si je vous appelais au beau au juste au vrai si j'étais parole [je dirais] mon amour doucement, tout doucement (10). JOHN BERGER. |
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Texte traduit de l'anglais par
Michel Fuchs ©John Berger et Editions Turquoise) Ce texte introduit Nâzim Hikmet, Vivre comme un arbre, seul et libre, vivre en frères comme les arbres d'une forêt, Editions Turquoise, Paris, à paraître en avril 2002. Lire : 1902-1963 (1) Nâzim Hikmet, The Moscow Symphony, traduit par Taner Baybars, Rapp and Whiting Ltd, Londres, 1970. (2) Ibid. (3) Nâzim Hikmet, « Les heures de Prague », dans Il neige dans la nuit et autres poèmes, choisis et traduits par Münevver Andaç et Guzine Dino, Poésie/Gallimard, Paris, 1999, p. 120. (4) « You », traduit par Mutlu Konuk Blasing, Prague Dawn, Persea Books, New York, 1994. (5) Traduction anglaise de John Berger. (6) « Lettre de Pologne » dans Il neige dans la nuit et autres poèmes, op. cit., p. 108. (7) Nâzim Hikmet, « 24 septembre 1945 », ibid., p. 58. (8) « 26 septembre 1945 », ibid., p. 67. (9) « Sur une toile d'Abidine : "La Longue Marche" », ibid., p. 165. (Voir détail du tableau en haut de la page.) (10) Ibid., p. 232. |
Dans un XXème siècle, qui n'est pas spécialement placé
sous le signe de la poésie, Nazim
Hikmet fut à son pays ce qu'au XIXème siècle Victor
Hugo fut au nôtre. Le nom de Nazim Hikmet, s'impose naturellement à quiconque évoque la
Turquie, encore qu'il fut particulièrement mal-traité par « son pays », condamné à
mort en 1932, pour avoir osé proclamer son attachement au progrès et à la justice -
condamnation qui, fort heureusement, suite aux réactions et pressions internationales,
fut commuée en une peine de 35 ans de prison. Atteint d'une angine de poitrine, il fut
libéré au bout de dix-huit ans, après une grève de la faim qui l'avait conduit aux
limites de la résistance humaine et s'exila en juin 1951.
Durant l'errance de son exil, on retrouve Nazim Hikmet à Moscou (où dans sa jeunesse il
avait rencontré Maïakovski) à Pékin, à Cuba, à Prague où il fut célébré aux
côtés de Pablo Neruda. A Paris, il retrouva ses amis Eluard et Aragon, Paris où en
1951, Tristan Tzara avait présenté son recueil Poèmes et où, en 1957 il avait signé
"C'est un dur métier que l'exil",
Paris qu'il célébra dans "Paris ma rose" en 1961. C'est à Moscou qu'il
mourut, en juin 1963.
L'ambition de Nazim Hikmet était de participer à l'élaboration d'un monde nouveau où
chacun pût vivre dans la dignité. Toute la vie et l'oeuvre de Nazim sont imprégnées de
la sueur et des larmes des hommes privés de liberté et de justice et des sourires de son
fils, Mehmet, qui n'en finit pas de faire ses premiers pas dans ma tête. Ecrivant ces
lignes, rendu à celle que vous lisez à cet instant, je m'aperçus que (sans
préméditation), j'avais traité avec quelque familiarité Nazim Hikmet, en l'appelant
par son prénom, comme si nous avions joué à la marelle ensemble. C'est, n'en doutez
point, parce que je crois dur comme fer (comme dit l'adage) que Nazim Hikmet était et
demeure le frère de tous les poètes et de tous ceux pour qui amour, paix, joie, sont à
partager avec ferveur. Quant à la poésie de l'auteur de l'inoubliable Lettre d'Istambul
prêtée à Munver, elle a naturellement la forme de son coeur. Elle est, comme Paul
Eluard souhaitait que fût la poésie, faite avec des mots de tous les jours, simple, de
cette simplicité évangélique qui n'est à la portée que des meilleurs, vivante,
vigoureuse, limpide comme eau de source.
http://www.franceweb.fr/poesie/hikmet3.htm
Jean-Pierre Rosnay
Berceuse!
Dors ma belle, dors
Des jardins je t'apporte à l'instant le sommeil
Ah ! dans tes yeux marrons que sont vertes les treilles
Dors ma belle, dors
dors en souriant aux anges,
do, do.
Dors ma belle, dors
De la mer je t'apporte à l'instant le sommeil
Un sommeil vaste et frais, léger comme une abeille
Dors ma belle, dors
sous les voiles gonflées de vent,
do, do.
Dors ma belle, dors
Des astres je t'apporte à l'instant le sommeil
Un sommeil d'un bleu sombre à du velours pareil
Dors ma belle, dors
car à ton chevet mon cur veille,
do, do.
Nazim Hikmet
Retour: "Les Turcs connus en France"
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