Ok-anim.gif (510 octets) LE CAFE EN TURQUIE

Le Café en Turquie : Terrasses et Intérieurs
Hélène DESMET-GREGOIRE

 
(Texte extrait de la revue Olusum-Genèse no.44
publiée par l'association A Ta Turquie)

 

"Türk kahvesi", "café turc" ou "café à la turque"... expression du langage courant pour désigner une recette mais aussi une manière de consommer donc une manière d'être entre soi et les autres. Marque d'identité indélébile (même si le thé est devenu plus courant aujourd'hui) qui a résisté aux modes, aux changements et même aux pénuries. La visibilité d'une consommation à la fois publique et privée, répandue dans l'ensemble de la société turque depuis le XVI-XVIIème siècle n'est pas un leurre : boisson, couleur (kahverengi), lieux (kahvehane), autant d'éléments constitutifs de la quotidienneté turque. Des paysages urbains - innombrables cafés du bazar aux quartiers excentrés des villes - à ceux des routes et des campagnes - cafés/haltes et cafés/boutique - aux paysages mentaux d'une très grande richesse, la présence du café est permanente et reconnue.

Le café fut introduit à Istanbul au début du XVIème siècle et, d'après Ibrahim Pecevi, les premiers cafés ouvrirent en 1554-1555. C'est de La Mecque que la nouvelle habitude alimentaire se diffusa : le Caire d'abord (première décennie du XVIème siècle), les villes de Syrie et d'Irak puis Istanbul. Les liens multiples tissés au sein de la communauté musulmane depuis l'Arabie jusqu'à la Méditerranée - favorisés par la puissance de l'Empire ottoman - permirent l'adoption rapide non seulement d'une boisson mais de tout un environnement qui lui était spécifique : objets, techniques, gestes, langage...

Si l'on par des mots, on considère une grande homogénéité et une spécialisation du vocabulaire : du çig kahve (café vert) au kahve kavurmasi (opération de grillage du café) aux différents ustensiles, kahve tavasi (poêle), kahve sogutucusu (refroidisseur), kahve havani (mortier), kahve degirmeni (moulin à café), la désignation des objets est très précise. Il s'agit bien d'un ensemble technique très spécialisé à partir du produit café, ni les mots ni les choses ne sont interchangeables : un moulin à café ne servira qu'à moudre du café, une cezve ne peut servir qu'à "cuire" (pisirmek) le café. "Mettre une dose de café moulu (et le sucre désiré) dans la cezve remplie d'eau froide. Faire bouillir plusieurs fois la préparation jusqu'à l'obtention d'une mousse abondante. Verser aussitôt dans la tasse". Correspondance étroit des proportions entre la petite cafetière à long manche et la tasse aujourd'hui munie d'une anse et posée sur une soucoupe, autrement protégée dans un étui de métal ouvragé (zarf). "Sade", "Orta", "Sekerli", trois options sur la palette du sucre offerte au choix de chacun, l'amertume étant plutôt un signe de virilité, le sucré plus féminin.

La consommation de café créa un nouveau découpage du temps et de l'espace : temps de halte, de réunion, de partage de sensations communes (odeur, goût, vue), marque d'hospitalité, conclusion d'une affaire, détente ou besoin de reprendre des forces.

Cafe_turc2.jpg (5143 octets)Dans les rues d'Istanbul dès le XVIIème siècle, existait un service ambulant : les kahveci vendaient pour une somme modique du café servi dans des gobelets de métal. A partir des boutiques où l'on préparait la boisson s'organisait le ravitaillement des marchands du bazar, des clients des hammâm et des passants. Les choses n'ont pas tellement changé : aujourd'hui encore on voit de jeunes serveurs courir de boutiques en boutiques en tenant un plateau à suspension chargé de tasses et de verres que les marchands vont offrir à leurs clients (ikram etmek). Les débits de boisson où le café est préparé avant d'être ainsi distribué ne sont parfois que de petits comptoirs équipés d'un réchaud (ocak), de récipients à eau (su küpüsü) et de nombreuses cezve autrefois en cuivre, aujourd'hui en aluminium. Quelques tables et chaises sont parfois instables devant l'entrée du café et débordent sur la rue : les distances sont réduites entre les passants et les consommateurs.

Peu de ressemblance avec les grands cafés de la capitale ottomane, par exemple, plus proches dans leur conception des cafés européens : les limites entre la rue et l'établissement sont mieux dessinées, la clientèle est choisie, la décoration, le mobilier et les objets plus luxueux. La situation privilégiée de la ville a été mise à profit pour faire des cafés des lieux de détente :

"La plupart (des cafés) sont bâtis en forme de kiosk, reçoivent l'air de tous les côtés, et sont d'une fraîcheur admirable. Ils sont le rendez-vous des oisifs de tous les états ; le Vizir, le Capitan Pacha et le Sultan lui-même y viennent souvent déguisés, apprendre ce que l'on pense d'eux (...)."

Tous les voyageurs européens ont fait part de l'existence de ces nombreux cafés dans la capitale ottomane : c'est sans doute au XI-Xème siècle que les descriptions se multiplient en véhiculant des clichés tenaces sous la plume des écrivains au retour de leur voyage en Orient.

Les kahvehane, lieux intermédiaires où les règles rigides de la société peuvent s'assouplir, où l'étranger peut consommer avec les autochtones, apparaissent dès les premiers dans la ville, dès les premières lignes dans les textes. Stéréotypes d'un exotisme qui est allé en se perpétuant dans perdre de son attraction pour les Occidentaux séjournant à Istanbul :

"La vue que l'on a du couvent des derviches tourneurs s'étend sur le Petit Camp des Morts, dont les allées mystérieuses, bordées d'immenses cyprès, descendent vers la mer jusqu'aux bâtiments de la marine. Un café, où viennent volontiers s'asseoir les derviches, hommes de leur nature assez gais et assez causeurs, étend en face du téké ses rangées de tables et de tabourets, où l'on boit du café en fumant le narghilé ou le chibouks (...) (Ailleurs, sur le quai du Fanar)... les cabarets et les cafés, illuminés de transparents et de lanternes, se voient encore quelque temps dans les rues environnantes (...)"


Le service du café à la Cour

Cafe_turc1.jpg (4517 octets)Au palais et dans les riches demeures des plus hauts dignitaires ottomans, le service du café relevait d'une organisation spécifique : les kahveci s'occupaient de ce service de bouche. Chaque tâche (torréfaction, pilage, préparation puis son service) étant clairement définie et assumée par un ou plusieurs serviteurs désignés. R. Mantran a signalé que nombreuses sont les recherches à mener dans les archives turques pour apprécier les quantités consommées, le détail du ravitaillement, son organisation, etc. autant d'informations qui seraient à même d'enrichir les connaissances actuelles dur les composantes socio-économiques de cette consommation. En ce qui concerne les usages, les sources iconographiques et les textes sont assez bien documentés.

"Voici la façon dont le café est servi au Sultan : le café arrive tout préparé, dans une cafetière en or fermée par un couvercle et placée sur de la cendre chaude contenue dans une sorte de petit bassin en or suspendu au bout de trois chaînes (sitil) qui se réunissent en haut et sont tenues par une servante. Deux autres servantes tiennent un plateau en or, sur lequel se trouvent les petites tasses à café en porcelaine fine de Saxe ou de Chine et les zarf en or ciselé garnis de pierreries. Ces deux files tiennent en même temps que le plateau un tapis de soie ou de velours (kahve ötüsü), richement brodé d'or, de perles et de pierreries avec un motif central en diamants et tout autour une frange d'or ; il est légèrement plié à un de ses angles, les filles en tiennent chacune un bout dans la paume de la main, en même temps que le plateau dont le bord est entouré par ce tapis, qui pend devant un coin, vers le bas (kahveci usta) prend un zarf dans le plateau, elle saisit le café. Elle prend alors délicatement, avec le bout des doigts, l'extrémité inférieure, le pied du zarf qui repose ainsi sur le bout de l'index et est maintenu par l'extrémité du pouce, et le porte au Sultan avec un geste plein de grâce et d'adresse."

Le sitil fabriqué par des orfèvres autochtones (accompagnés de la cafetière kahve ibrigi et des zarf) "était fait en métal et était utilisé pour recevoir un pot contenant le café amer (aci) ; il comprenait plusieurs parties : en général l'aiguière et le bassin utilisés pour se laver les mains (...) De la braise était disposée dans le fond du plateau et le café préparé était dans la cafetière. L'ensemble du sitil était suspendu par trois chaînes fixées sur le bord. Un plateau percé de trous était placé sur la cavité aménagée spécialement au centre du bassin ; le café pouvait être conservé au chaud pendant longtemps. Les trois chaînes étaient réunies par un anneau de suspension par lequel on portait l'ensemble."

On peut convenir que cet ensemble d'objets est caractéristique d'une époque, d'une société et de ses usages. Il s'est répandu dans les diverses provinces de l'Empire au sein des élites qui affirmaient ainsi leur identité. Il permettait un service différé de la boisson (dont le degré de chaleur était conservé) et palliait l'inconvénient de la distance entre le lieu de préparation et le lieu de consommation (ensemble spacieux des palais).

Quant aux tasses, elles vinrent de Chine jusqu'au XVIIIème siècle - abondance de la porcelaine bleue et blanche - mais aussi des centres faïenciers turcs de Kütahya et d'Iznik (que mentionne Evliya Celebi). Ensuite ce fut la grande vogue de la porcelaine européenne, Meissen, Sèvres, Vienne... où des modèles durent spécialement créés "pour le Turc" avec une prédilection pour le décor en guirlande. Au XIXème siècle, les manufactures de porcelaine de Yildiz et d'Incirli produisirent également des modèles de tasses originaux qui se répandirent dabs ka haute société turque. Mais les importations européennes continuèrent largement à approvisionner le marché turc.

Les collections du Musée de Topkapi sont riches de milliers de spécimens, prises de guerre, cadeaux de souverains étrangers, commandes du souverain ottoman... ces objets d'origine diverse étaient intégrés au code somptuaire propre aux Ottomans.

Même lorsque le Sultan était en guerre, l'approvisionnement en café était assuré : réserves de grains dans les coffres, utilisation d'un matériel adapté (sacs, bourses de cuir, objets peu encombrants et solides en métal, fer, cuivre). Nombreux sont les témoignages des militaires européens qui signalent que sur les champs de bataille et dans les camps militaires des Turcs, on trouvait du café et les ustensiles qui l'accompagnaient.

Le service du café peut être lu de façon différente : protocole rigoureux à la Cour lors de la réception des ambassadeurs étrangers, rituels d'accueil vis-à-vis de l'hôte mais aussi organisation du temps familial dans les grandes demeures selon les normes rigides de la société (hiérarchie, ségrégation), il favorisait certaines formes de communication dans lesquelles les objets étaient au coeur des échanges.

Il semble qu'une esthétique turco-ottomane du café existait et qu'elle se définissait autour d'objets parfois importés (porcelaine) mais intégrés à des objets fabriqués sur place :

- haut niveau technique et artistique de l'orfèvrerie (altin, or, tombak cuivre doré, gümüs argent) et de la dinaderie (bakir cuivre) dont la réputation dépassait largement les frontières de l'Empire.

- place remarquable des arts textiles, broderies, passementerie...

- définition de décors spécifiquement ottomans qui seront introduits dans les productions étrangères : guirlandes, médaillons...

Esthétique qui se définit aussi par une gestuelle, des manières de consommer propres à la société ottomane : prédilection pour le silence, pour un certain recueillement autour de la boisson noire, bouillante et amère - élément au centre de l'action et de la commémoration.


Le service du café chez les Stambouliotes du début du XXème siècle

A côté des témoignages littéraires assez nombreux, il nous a semblé intéressant de partir de l'oeuvre du peintre Ali Reza Bey (dernières décennies de l'époque ottomane) à travers le panorama qu'en offre le livre de Süheyl ünver. Ce peintre a fait de nombreux dessins et tableaux sur des Kahvehane d'Istanbul mais aussi des esquisses et des dessins qui jalonnent l'évolution des objets dans certaines grandes maisons d'Istanbul. Les objets présentés dans leur réalité sans le handicap d'un exotisme trop souvent appuyé chez les Occidentaux, révèlent par la précision de l'observation et du trait de l'artiste une certaine recherche de la simplicité : en effet, on peut saisir à travers les quelques reproductions de cet ouvrage - d'une façon parfois un peu fugitive mais très vivante - un style proprement turc des objets du café du début du XXème siècle.

Il s'agit d'objets à la fois simples et fonctionnels, assez éloignés de l'esthétique ottomane telle que nous venons de l'évoquer, qui reflètent une très grande aptitude à assimiler des apports extérieurs et à les intégrer sans rupture au fonds plus traditionnel. Objets de fabrication turque inscrits dans un environnement familier où les utilisateurs semblent ouverts au modernisme et cherchent à le contrôler. On constate une tendance à simplifier les formes et les décors, manifestation d'une consommation que l'on veut moins ostentatoire, plus individuelle et pratique. L'utilisation de réchaud à alcool, de tasses copiées sur le modèle européen (mais originaire peut-être de Canakkale), l'aménagement de petits placards en bois de facture fruste, l'usage de moulins à café sans décor de marqueterie... traduisent une maîtrise des changements dans un milieu urbain cosmopolite, perméable à toutes sortes d'influences, dans lequel les activités professionnelles éloignent les habitants de leur maison disposant sans doute d'une domesticité moins nombreuse.

Cette approche de l'intérieur est intéressante en ce qu'elle relativise la perception stéréotypée des étrangers, par exemple le témoignage péremptoire de la Princesse de Belgiojoso :

"Il n'est personne dans l'Empire ottoman qui ne préfère le café limpide et sucré, tel que nous le prenons, à la boisson boueuse et amère dont les Orientaux absorbent de si grandes quantités. Mais on songera plutôt à abolir la pluralité des femmes qu'à attendre, pour verser et pour boire son café, que le marc se soit déposé au fond de la cafetière.

Même dans le service du café, le modernisme s'introduisait tout en préservant le goût désiré par les Turcs.

"Bien que la café se prépare aussi dans les maisons pauvres, il a toujours été l'apanage des classes aristocratiques. Le fait d'offrir le café représentait l'importance accordée par les hôtes (la famille) aux invités".

L'ouvrage de Ünver révèle la présence de petits placards amovibles spécialement aménagés pour le café : ils contenaient tous les objets nécessaires et en particulier la boîte à plusieurs compartiments qui contenait le café et sucre. La préparation se faisait directement devant l'invité qui arrivait sans l'apparat du code ottoman.

Partage moins protocolaire d'un "türk kahvesi" dégusté entre amis, Efendi distingués dont le peintre reproduisit des objets qui leur appartenaient.

Cette tendance s'affirma jusqu'à nos jours : préparation du café dans la cezve là la cuisine et service aux invités, les tasses étaient rangées sur un plateau (tepsi) à côté d'autres rafraîchissements caractéristiques des nouvelles habitudes alimentaires (soda, jus de fruit) et à côté du thé servi dans des verres (bardak).

Le café en milieu villageois

cezve.jpg (3324 octets)Il est difficile de savoir quand le café fut répandu en milieu rural : les villageois prirent l'habitude d'en consommer dans les Kahvehane des bourgs et c'est sans doute dans la deuxième moitié du XIXème siècle que la boisson se répandit plus largement : mais le café restait un produit cher pour les paysans. Les voyageurs comptèrent longtemps sur leurs propres provisions car ils savaient ne pas pouvoir trouver facilement de café dans leurs pérégrinations :

"(le café) était contenu dans des bourses de cuir longues et étroites parce que cette forme est la plus commode pour ne pas être embarrassante dans leurs coffres (...) Pour ce qui est des tasses, ils les mettent dans des étuis de bois fort propre, couvert de maroquin rouge ; et afin qu'elles ne se cassent pas, ils mettent entre chacune du feutre qui prend aisément la forme de la tasse."

Le témoignage de Mahmut Makal (un village Anatolien) pour la région de Nevsehir prouve que dans les années 1950, la consommation de café dans les maisons des paysans était encore pratiquement inconnue. En nous référant à des ethnologues turcs qui ont travaillé dans les régions d'Erzurum (Güzelova), de Kayseri et de Alaca-Höyük, on constate d'une part que c'est d'abord dans les cafés de village que l'on peut consommer cette boisson :

"Dans un village de Güzelova, il y a cinq cafés. Ce sont à la fois des cafés et des boutiques. On y trouve du sucre, du thé, des cigarettes, du savon et des légumes. En été, les cafés sont ouverts matin, midi et soir. Aucun jeu n'est pratiqué. On écoute la radio et on converse. En hiver aussi, les cafés sont toujours ouverts".

Lieux de rencontre, de ravitaillement, de conversation, on apprend les nouvelles de l'extérieur et éventuellement on consomme une tasse de café. A l'intérieur des maisons, le matériel du café existe - cezve parfois grilloir (tava ou tova) achetés dans le bazar du bourg voisin - objets bon marché caractérisés par leur petite taille, le café est un produit de luxe le plus souvent acheté moulu dans de petits sacs en papier.

Tasses et gobelets ne provenaient pas de la fabrication des potiers locaux (çömleklik) qui fournissaient les paysans en cruche (kuze), écuelle (kâse), etc. Là encore, il fallait acheter dans les bazars une marchandise venue des villes, modèles aux formes et aux décors standardisés, loin des critères esthétiques des populations rurales. Objets considérés comme précieux puisque les paysans les rangeaient dans des coffres ou des placards cadenassés.

Pourtant, même en milieu rural, il n'est pas abusif d'évoquer une esthétique du café : c'est sans doute avec les oya aux motifs régionaux affirmés qu'elle était le plus visible - pièces de tissu brodées par les femmes qui accompagnaient les autres objets achetés, plus citadins. Les marques de l'hospitalité turque traditionnelle pouvaient ainsi se manifester, les limites des possibilités matérielles des familles paysannes étaient abolies par le chatoiement et la richesse des productions artisanales locales.

Alors qu'en est-il des "türk kahvesi" et "kahve ikrami töreni" (cérémonie du service du café) ? Simple survivance ou manifestation matérielle dans toute la Turquie, d'un rituel de la vie quotidienne ? Comme nous l'avons signalé au début, il n'y a pas péremption d'une consommation séculaire et même si les goûts évoluent, le café turc sera toujours reconnaissable et meilleur que le cavcav (jus de chaussette ?) dans lequel toute convivialité ne peut que se diluer...

Sans doute, le protocole rigide de l'ère ottomane a bien disparu même si des tentatives nostalgiques pour le faire revivre se répandent dans certains lieux prestigieux d'aujourd'hui (grands hôtels...) - mise en scène d'un folklore sur commande.

Sans doute le thé est bien devenu la boisson nationale, meilleur marché, indispensable à tous moments de la journée...

Sans doute les boissons modernes dont l'inévitable café soluble ont envahi les cafétérias et les maisons particulières... Pourquoi la Turquie serait-elle différente des autres pays ?

Il n'en reste que le café a encore une valeur presque emblématique. Les deux objets considérés comme typiquement turcs par les Turcs eux-mêmes sont bien la Cezve commune dans tous les bazars qu'elle soit en cuivre ou en aluminium, et le sogutucusu (refroidisseur) aujourd'hui recherché par les collectionneurs autochtones (richesse du marché des Antiquaires à Medjidiyeköy par exemple) reconnaissant en lui un objet original et périmé qui a caractérisé un moment de l'histoire du café dans leur pays.

Est-ce un hasard si les mots qui désignent ces deux objets ne proviennent ni de l'arabe ni du persan ? Si l'origine du premier est incertaine, celle du second (du turc soguk, froid) est irréfutable.

Quant aux cafés eux-mêmes, ils existent, vivent et se prêtent à des reconstitutions de qualité (par exemple le café du Musée des Arts Turcs et Islamiques à Istanbul). Nombreux sont les articles, livres, revues et guides qui permettent de les découvrir : des kahvehane aux çayhane aux kiraathane aux bahçe (hane) aux baloz et aux gazino, les formes anciennes et modernes de la sociabilité turque se mêlent ou se succèdent au gré des modes, des lieux et des loisirs.

Territoire longtemps réservé aux hommes, qui s'y retrouvaient -habitués d'un quartier - pour conserver, fumer (narghilé), jouer (tric-trac)... ou gens de passage, ils s'ouvrent maintenant aux familles et même aux femmes.

Les cafés sont au carrefour des trajectoires individuelles et de l'histoire du groupe : ils rythment la banalité comme ils permettent à chacun de s'intégrer aux autres pour, par exemple, vivre et commémorer un événement d'une portée exceptionnelle :

"Le Mont Olympe
Brousse.
On peut gagner de l'argent dans
une ville
occupée par l'ennemi,
avec un café où l'on joue et où
l'on fume le haschisch
Plus les hommes sont malheureux
Il se maria
Il eut un fils.
Il divorça.
Et le jour de la libération de
Brousse,
Basri servit à l'oeil,
vingt-quatre heures durant,
pour célébrer l'événement,
et serrant son fils sur son coeur,
il pleura de joie...

Marqueur de l'identité turque, le café (boisson) ne semble pas prêt de disparaître ni bien sûr les cafés, qui découpent le temps et l'espace, se laissent modeler par les hommes au cours des années et au gré des changements de la société. Entre rues et maisons, terrasses et salons, domestiquer l'extérieur et élargir les limites de l'intérieur sans ruptures trop brusque en jouant de la malléabilité de ce lieu "sanctuaire de la vie quotidienne".

 

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