C'est Turc! LA MUSIQUE LAZE DE TURQUIE

Birol Topaloglu tente de sauver de l'oubli la musique des Lazes de Turquie

Source: Le Monde
Paru dans l'édition du 26.06.01

Reportage. Le musicien est invité au festival Les Orientales de Saint-Florent-le-Vieil, le 29 juin. Plié en deux, le pêcheur entonne une longue complainte sous les yeux ahuris des jeunes.

 

ANKARA, correspondance

On négocie ferme dans la cabane du pêcheur. De la dizaine d'habitants du hameau de Zelek entassés au milieu des cannes et des filets en cet après-midi de la fin mai, aucun ne semble disposé à se lancer dans le premier tour de chant. "Je n'en suis pas capable", s'excuse "Laz" Ali, un pêcheur moustachu. Les autres acquiescent, ergotent sur les talents du musicien, sur les qualités acoustiques du local exigu. Birol Topaloglu reste de marbre. Il a pris l'habitude de pareilles rodomontades depuis quatre ans qu'il arpente, avec ses instruments et son matériel d'enregistrement, sa région - une étroite bande montagneuse courant sur le territoire turc de la ville de Rize à la frontière géorgienne, au bord de la mer Noire.

Si la plupart des 250 000 habitants de ce petit pays, les Lazes, pratiquent encore leur langue, d'origine caucasienne, bien peu ont gardé le souvenir des mélodies et des chants ancestraux que Birol tente de sauver de l'oubli. Invité des Orientales de Saint-Florent-le-Vieil le 29 juin, le musicien doit ainsi déployer des trésors de persuasion pour encourager les chanteurs à creuser au plus profond de leur mémoire jusqu'à la source de leur inspiration.

 

kemenceLe musicien laze tient toutefois entre ses mains des arguments de poids. Son kemençe d'abord : lorsque Birol tire les premiers accords de cette vielle à manche court et trois cordes, le silence s'installe dans l'assistance retorse des pêcheurs et des ouvriers de l'usine à thé. Les plus réticents cèdent ensuite à l'euphorie quand il embouche son tulum - un biniou en peau de mouton tannée.

 

 

 

 

 

HoronUn homme puis deux se lèvent, ils se lancent dans une danse endiablée, le horon, qui reproduit le frétillement du poisson dans les filets. Finalement, "Laz" Ali se jette à l'eau : plié en deux, il entonne une lente complainte d'une voix d'outre-tombe. Les veines du pêcheur saillent, son visage s'empourpre sous l'effort. Son chant n'est pourtant qu'un murmure, un souffle contraint, péniblement extrait de ses entrailles. La partie est gagnée. Dès lors, les chanteurs se relaieront jusque tard dans la nuit devant le micro du musicien. Les duos, les trios se succéderont sous les yeux ahuris d'adolescents qui assistent pour la première fois à un tel spectacle. Mais les plus émus sont sans doute les interprètes eux-mêmes, qui écrasent une larme en se voyant accomplir des prouesses musicales dont ils se croyaient incapables.

 

"UN MODÈLE POUR LA JEUNESSE"

Après ce "bœuf" improvisé, Birol regagne Apso, son village natal perdu au milieu des montagnes et des champs de thé, où sont enterrées des générations de Topaloglu.

Du fond de sa retraite, Birol affirme ne pas regretter son métier d'ingénieur en électronique, auquel il a renoncé en 1997 en même temps qu'à l'aisance matérielle. "J'ai fait ce choix pour redonner son honneur à la culture populaire laze et pour donner un modèle à notre jeunesse", explique-t-il. Dans la chaleur du poêle à charbon, Birol Topaloglu est intarissable sur cette culture si souvent assimilée, dans le reste de la Turquie, à celle des habitants de la mer Noire au sens large.

"Les Turcs ont du mal à admettre que nous avons vécu sur cette terre de toute éternité, raconte Birol. Ils sont convaincus que nous avons suivi le même parcours qu'eux, depuis l'Asie centrale. Pourtant, nos cousins ne sont pas Ouzbeks ou Turkmènes, ce sont les Megrels et les Svans de Géorgie." Réputés dans toute la Turquie pour leur attachement à la foi musulmane, les Lazes se sont convertis tardivement à l'islam, au cours du XVIIe siècle. "On retrouve des tombes chrétiennes au cœur de nos montagnes, commente Birol, mais, évidemment, les gens préfèrent dire qu'elles appartiennent à des Arméniens."

S'il se dit respectueux de la religion, le musicien n'en garde pas moins une dent contre "ces imams ignares qui ont mis au ban notre musique, surtout le chant choral que nos filles pratiquaient lors de la cueillette du thé". Il est vrai qu'il n'est pas facile de faire tenir en place les femmes de la région devant un micro. A la première occasion, les grands-mères, emmitouflées sous plusieurs couches de tabliers, les cheveux dissimulés par deux foulards, s'enfuient vers leurs fourneaux en vociférant contre ces jeunes imbéciles qui veulent s'introduire dans l'intimité de leur mémoire. "Les femmes ont l'habitude de chanter ensemble dans les champs, explique le menuisier Mehmet, qui fabrique les instruments en bois de Birol. Lorsqu'elles sont trop vieilles pour les travaux du thé, elles se taisent. Elles disent que la mort approche et qu'il n'est plus l'heure de chanter."

HOMMAGE AUX MORTS

Quand d'aventure le musicien parvient à réunir quatre vénérables ancêtres sur un banc, les résultats dépassent toute espérance. Les femmes égrènent alors un à un les innombrables couplets du destane et du gara, chants de la vie quotidienne du village et hommage aux morts, dans une mélopée qui n'est pas sans rappeler les chœurs bulgares. L'émotion saisit la salle, interprètes et spectateurs laissent couler leurs larmes. "Aujourd'hui, les chanteuses ont improvisé des paroles sur un jeune du village que nous connaissions tous et qui est mort dans un accident, deux semaines plus tôt. Elles ont raconté sa vie, la douleur de ses proches", explique Birol.

Dans un hameau en contrebas, c'est un vieillard aveugle qui chantera pour le musicien de trente-six ans ses souvenirs du temps où il avait encore la vue et menait ses bêtes paître aux pieds du mont Kashkar. Description douloureuse de l'obscurité et de l'enfermement dans lesquels il vit désormais depuis plus de trente ans.

L'infirme était aussi l'un des derniers joueurs de flûte kavali - un fin cylindre métallique que les marins lazes extrayaient de l'armature de leur navire. Mais il ne jouera pas pour Birol Topaloglu. Le vieil homme a perdu toutes ses dents et n'est plus capable de sortir un son du tube de cuivre que lui tend l'artiste. Un petit fragment de la mémoire du peuple laze qui disparaît. Une raison de plus pour le jeune homme de poursuivre sa quête.

Nicolas Cheviron

 

Les liens Bleu,Blanc,Turc sur ce sujet:
http://www.karalahana.com/
http://www.lazcamuzik.com/

 

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