ENQUETE SUR LA GLACE AUX "TESTICULES DE
RENARD"...
Un étonnant déssert
aphrodisiaque à base d'orchidées séchées.
Source: The Sunday
Telegraph - Londres
Paru dans le Courrier International n°552 du 31 mai au 6 juin 2001
Maras
dondurmasi
L'écrivain-voyageur Eric Hansen a voulu connaître les secrets des maîtres glaciers turcs qui fabriquent cette étrange spécialité au goût de beurre de yak et à l'odeur de poils de chèvre mouillés...
Il y a quelques années, par un soir d'hiver, affalé sur mon canapé, je m'étais plongé dans la lecture d'un ouvrage sur la biologie des orchidées, excellent recueil d'articles savants écrits par les spécialistes des orchidées les plus obscurs et les plus originaux de la planète. Je feuilletais distraitement les pages avec un sourire en coin lorsque je tombai sur un passage parlant d'une glace à l'orchidée, spécialité de Turquie orientale. Il s'agissait apparemment d'un dessert confectionné à partir de bulbes d'orchidées sauvages, de lait et de sucre. La pâte glacée, fouettée avec une tige en métal, se mangeait au couteau et à la fourchette, et, précisait l'article, elle était si élastique que l'on pouvait l'étirer pour former une grande corde à sauter.
Un mois plus tard, agrippé à la rambarde d'un vieux ferry-boat, je traversais le Bosphore pour rejoindre la rive asiatique d'Istanbul. Tandis que le dôme de la basilique Sainte-Sophie disparaissait dans notre sillage, je contemplai une crème épaisse qui, à en croire certains spécialistes, était censée prévenir le choléra et la tuberculose, faciliter l'accouchement, arrêter les tremblements des pieds ou des mains et accroître les performances sexuelles. Tant de vertus avaient de quoi laisser pantois le plus audacieux des bonimenteurs occidentaux. Par la rumeur alléché, j'avais entrepris d'aller vérifier ces dires auprès d'Ali Kumbasar, un maître glacier qui fabrique la fameuse glace depuis plus de vingt-huit ans.
Ali et ses quatre frères tiennent boutique dans le quartier de Moda, à l'enseigne Ali Usta. C'est là que j'ai goûté ma première cuillerée de salepi dondurma. Ali Usta ne propose pas moins de 32 parfums, mais c'était au premier chef le goût nature, le vrai de vrai, qui m'intéressait. A première vue, la spécialité ressemblait à une glace à la vanille: aussi crémeuse qu'un gelato italien, elle présentait toutefois une texture d'une douceur qui était pour moi totalement nouvelle. Au palais, elle était succulente et étrangement gommeuse. Ali m'expliqua que le terme dondurma signifie "crème glacée" en turc et que l'ingrédient de base de la glace à l'orchidée est le salep, farine blanchâtre obtenue à partir des bulbes séchés de certaines orchidées sauvages terrestres. Des variétés proches poussent dans toute l'Europe, la Méditerranée orientale et l'Asie Mineure, mais les bulbes utilisés pour ce dessert turc unique en son genre proviennent exclusivement des contreforts du plateau anatolien. Certaines espèces du genre Orchis seraient particulièrement indiquées pour la confection de la farine d'orchidée, et c'est pendant les mois de printemps et d'été que les villageois ramassent une à une ces paires de bulbes si caractéristiques.
Le mot salep
vient de l'arabe saleb, qui signifie "testicule de renard". Ali me montra
une poignée de bulbes séchés. Bien que je n'aie jamais eu l'occasion d'examiner un
renard d'assez près, force me fut de reconnaître que la paire de petites boules ovoïdes
présentait une ressemblance frappante avec cette partie de l'anatomie masculine. Des
récits anciens relevaient déjà cette similitude et, dés le 1er siècle de notre ère,
le médecin grec Dioscoride recommandait l'usage des bulbes d'orchidée comme
aphrodisiaque. Le mot grec orchis signifie d'ailleurs "testicule", et il
semble effectivement qu'à l'origine les Européens se soient davantage intéressés aux
orchidées pour les effets érotiques de la consommation des bulbes que pour la
contemplation des superbes fleurs.
Le nom de "glace aux testicules de renard" - traduction littérale de salepi dondurma - ne semblait guère rendre justice aux boules de glace multicolores qu'Ali disposa dans un plat et me mit sous le nez. Les petits globes froids et soyeux avaient la saveur familière de l'abricot, de la pistache, de la groseille, de la pêche et de la vanille, à ceci près qu'ils laissaient un arrière-goût subtil et indéfinissable, légèrement sucré, avec une saveur de noix qui rappelait un peu le lait en poudre déshydraté. Je crus également déceler des nuances de champignon, de beurre de yak et de poils de chèvre après la pluie...
Ali me confia que le salepi dondurma venait à l'origine de Maras - ou KahramanMaras -, une ville du sud-est de la Turquie nichée sur le versant sud des montagnes de l'Anti-Taurus. On trouve dans ses environs plusieurs espèces d'orchidées, ainsi que du lait de vache, de brebis et de chèvre, et de la neige en abondance. Le salep désigne également une boisson chaude, confectionnée à partir de bulbes d'orchidées séchés, de sucre, de lait et de cannelle, que l'on sert depuis des siècles pendant les mois froids d'hiver en Grèce, en Turquie, en Syrie et jusqu'en Grande-Bretagne - où on l'appelait saloop [prononcez "saloupe"]. Aujourd'hui, lorsqu'un Turc affirme que cette boisson sert à revigorer le corps, on devine aisément à quelle partie du corps il fait référence. De l'avis d'Ali, le premier essai de salep dondurma fut sans doute le résultat d'une erreur: un pot de salep chaud que l'on aurait laissé geler pendant la nuit. Pour tenter de sauver ses précieux ingrédients, le marchand aurait attaqué le bloc glacé avec une tige de fer pour tenter de l'extraire de son récipient. Et il se serait rendu compte, par hasard, que la masse figée de lait, de sucre et de salep était en fait tout à fait succulente. Après quoi, la recette aurait été affinée. Peu à peu, les marchands de salep auraient mis au point la technique consistant à pétrir la pâte de dondurma pour lui donner une consistance crémeuse.
Sur le conseil d'Ali, je me suis rendu à Maras pour en apprendre davantage sur le salepi dondurma traditionnel. Quelques minutes à peine après mon arrivée, je rencontrai Mevlut Doga, un sage impeccablement mis, arborant d'impressionnantes moustaches en croc d'un bon mètre vingt, dont il attachait les extrémités aux épaules de son costume par des épingles à nourrice en laiton. C'est lui qui me guida. Chez Yasar Pastenesi, le marchand de dondurma le plus chic de la ville, je vis un homme fouiller dans un bol de métal gelé avec une tige en acier inoxydable d'un mètre vingt. il plantait son arme et la tournait, pesant de tout son poids sur son ouvrage, tandis que des écolières, de jeunes couples et de vieux villageois attendaient patiemment devant la boutique. De loin, on aurait dit qu'il essayait de retirer de la résine ou du goudron du fond de sa casserole avec un énorme pied-de-biche. En fait, il sortait tout simplement des boules de glace. il plongea à mains nues dans le récipient et en sortit une masse blanche qu'il déposa sur un cône, la trempa dans un bol de pistaches moulues et la tendit au premier client.
"Avec le dondurma, votre vie
sexuelle sera plus active, vous n'aurez pas de grosseur dans le dos, votre poitrine sera
plus douce et vous soignerez vos bronchites", me rappela Mevlut lorsque mon tour
arriva.
Mon guide
me présenta au patron de la maison, Mohammed Kambur, glacier de quatrième génération
et premier producteur de salepi dondurma de la ville. Mohammed me raconta que la
tradition de la glace à l'orchidée, à Maras, remontait à plus de trois siècles. Son
arrière-grand-père avait ramené de la neige et de la glace des montagnes pour figer le dondurma.
Pour me montrer à quel point son petit commerce avait évolué depuis cette époque, il
me fit visiter son usine moderne, avec ses machines en acier inoxydable et ses ouvriers
dans des uniformes immaculés. A l'origine, le salepi dondurma était malaxé à la
main, dans des bacs d'eau salée pour glacer le mélange. Aujourd'hui, Mohammed utilise
des machines à gelato importées d'Italie. La recette de la pâte épaisse a
légèrement changé, mais le dondurma se mange toujours au couteau et à la
fourchette.
Mohammed me présenta ensuite à Mehmet Adnan Dedeoglu, directeur d'une société de vente
en gros de salep et de morilles déshydratées, de cire d'abeille, d'eau de Cologne
au citron, d'huiles de cuisson et de peaux de renard. Mehmet sortit des chapelets de salep
séché pour me permettre de les examiner de près. Ce sont les villageois et les bergers
nomades qui lui fournissent les bulbes, qu'il calibre, puis vend soit en vrac, soit en
chapelets, soit en poudre. Songeant à essayer de confectionner du salepi dondurma
dans ma sorbetière mécanique, j'achetais un sachet de poudre blanche avant de quitter la
boutique de Mehmet.
Puis nous allâmes rendre visite à Kemal Kucukonderuzunkoluk, l'un des plus anciens glaciers de Maras. Au bout d'un demi-siècle passé à malaxer le salepi dondurma avec une tige de fer, Kemal n'avait rien perdu de son enthousiasme pour ses glaces. Lorsqu'il apprit que j'avais fait la moitié du tour de la planète pour venir voir sa boutique, il insista pour que je goûte toutes ses préparations à base de glace à l'orchidée. En deux heures de dégustation, j'essayai ainsi le dondurma au baklava, le dondurma au chocolat, le dondurma aux noisettes pilées, le dondurma saupoudré de pistaches moulues, le dondurma aux fraises fraîches. La glace était présentée dans des assiettes, dans des moules à gâteau, sur des cônes nappés de chocolat.
Cet après-midi-là, allongé sur le lit de ma chambre d'hôtel, il était trop tôt pour évaluer les bienfaits à long terme sur la santé de la consommation d'une telle quantité de glace à l'orchidée. Mais le pronostic à court terme était excellent; je ne présentais pas le moindre signe de choléra, pas de grosseur dans le dos et aucun problème de rate. Quant à ses effets sur les performances sexuelles..., les avis restent partagés. Mais, si l'on en juge par les longues files de messieurs qui attendent leur cône de glace à l'orchidée à Maras, il y aurait toutes les raisons d'espérer.
Je repartis à Istanbul et, de là, pris mon vol de retour pour New York. Quelques secondes avant de passer la douane américaine, je me souvins de mon petit sachet de farine de salep... Au moment où je me rendis compte que ma poudre blanche risquait fort de passer pour un kilo d'héroïne, le douanier me fit signe d'avancer. Il farfouilla dans ma valise et en sortit presque aussitôt le sachet. "Tiens donc, mais qu'est-ce que je trouve là, mon gaillard ?"commença-t-il. "Euh... C'est de la farine de bulbe d'orchidée séché pour faire de la glace aux testicules de renard", bafouillai-je. "De la glace aux... testicules de renard ?" s'indigna-t-il. "Une spécialité turque... ", expliquai-je. Le douanier ravala sa salive et accusa le choc. Il me regarda, jeta un oeil sur le sachet, puis, avec un borborygme de dégoût, remit la farine dans ma valise et me fit signe de passer.
L'auteur: Eric Hansen vit à San Francisco, mais a passé le plus clair de son temps, depuis vingt-cinq ans, à sillonner le monde. Son premier livre, Stranger in the Forest (éd. Methuen, Londres), a eu un grand succès. Il y raconte son expérience de sept mois, au début des années 80, dans la forêt tropicale de Bornéo avec des chasseurs nomades. C'est là qu'il a découvert certains des plus beaux spécimens d'orchidée de la planète. Fasciné par cette plante, il s'est ensuite lancé dans une vaste enquête qui a finalement duré sept ans et qui l'a conduit aux quatre coins du monde (dont la Turquie) pour comprendre l'attrait mystérieux qu'exerce cette plante sur les hommes depuis des siècles. Il raconte ce périple dans son dernier livre, publié en avril: Orchid Fever (éd. Methuen, Londres).